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CONCLUSION.


XIV


L’obstacle matériel, c’est la Prusse.

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit à ce sujet. Il est impossible pourtant que dans un temps donné la Prusse ne reconnaisse pas trois choses :

La première, c’est que, le caractère personnel des princes toujours laissé hors de question, l’alliance russe n’est pas et ne peut pas être un fait simple et clair pour un état de l’Europe centrale. Ce sont là des rapprochements dont l’arrière-pensée est transparente. Entre royaumes et entre peuples on peut s’aimer de beaucoup de façons. La Russie aime l’Allemagne comme l’Angleterre aime le Portugal et l’Espagne, comme le loup aime le mouton.

La deuxième, c’est que, malgré tous les efforts de la Prusse depuis vingt-cinq ans, malgré force concessions de bien-être, comme l’abaissement des taxes sur le tabac, le houblon et le vin, si paternel qu’ait été son gouvernement, et nous le reconnaissons, la rive gauche du Rhin est restée française ; tandis que la rive droite, naturellement et nécessairement allemande, est devenue tout de suite prussienne. Parcourez la rive droite, entrez dans les auberges, dans les tavernes, dans les boutiques ; partout vous verrez le portrait du grand Frédéric et la bataille de Rosbach accrochés au mur. Parcourez la rive gauche, visitez les mêmes lieux, partout vous y trouverez Napoléon et Austerlitz, protestation muette. La liberté de la presse n’existe pas dans les possessions prussiennes, mais la liberté de la muraille y existe encore, et elle suffit, comme on voit, pour rendre publiques les pensées secrètes.

En troisième lieu, la Prusse remarquera que son état, tel que les congrès l’ont coupé, est mal fait. Qu’est-ce en effet que la Prusse aujourd’hui ? Trois îles en terre ferme. Chose bizarre à dire, mais vraie. Le Rhin, et surtout le défaut de sympathie et d’unité, divisent en deux le grand duché du Bas-Rhin, qui est lui-même séparé de la vieille Prusse par un détroit où passe un bras de la confédération germanique et où le Hanovre et la Hesse électorale font leur jonction. Entre les deux points les plus rapprochés de ce détroit, Liebenau et Wilzenhs, est précisément situé Cassel, comme pour interdire toute communication. Étrange sujétion presque absurde à exprimer, le roi de Prusse ne peut aller chez lui sans sortir de chez lui.

Il est évident que ceci encore n’est qu’une situation provisoire.

La Prusse, disons-le-lui à elle-même, tend à devenir et deviendra un grand royaume homogène, lié dans toutes ses parties, puissant sur terre et sur mer. À l’heure qu’il est, la Prusse n’a de ports que sur la Baltique, mer dont la profondeur n’atteint pas les huit cents pieds du lac de Constance, mer plus facile à fermer encore que la Méditerranée, et qui n’a pas, comme la Méditerranée, l’inappréciable avantage d’être le bassin même de la civilisation. Un peuple enfermé dans la Méditerranée a pu devenir Rome. Que deviendrait un peuple enfermé dans la Baltique ? Il faut à la Prusse des ports sur l’Océan.

Nul n’a le secret de l’avenir, et Dieu seul, de son doigt inflexible, avance, recule ou efface souverainement les lignes vertes et rouges que les hommes tracent sur les