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RELIQUAT DU RHIN.

goire VII, recueillies par Ulric, moine de Bamberg ; le Cosmodromium de Gobelinus Persona ; Albert de Stade et Albert Kranz ; Vitoduarus, Henri Sterc, Paul Jove, Jean Trithème, Æneas Sylvius, le secrétaire des conciles devenu pape, Hartmann Schedel, le médecin de Nuremberg ; le livre des diètes de l’empire, le miroir de Souabe et le miroir de Saxe, la chronique de Thuringe et la chronique d’Alsace… Je ne vais pas au bout de cette énumération homérique ou rabelaisienne. J’ai donc un peu feuilleté les livres ; j’ai surtout beaucoup questionné les ruines, ces livres de pierre. J’ai beaucoup cherché. Ai-je un peu trouvé ? Vous en déciderez.

Que reste-t-il du passé dans les ruines du Rhin ? Voilà la question que je m’étais posée et que j’ai tâché de résoudre. Ce travail, si curieux, si beau et si tentant, n’a encore été fait par personne. J’ai eu l’idée de l’ébaucher. Un meilleur que moi l’achèvera. Hélas ! le temps passe. Chaque jour, je ne saurais trop le répéter, les ruines rentrent dans le sol, les tours s’affaissent en décombres, les décombres se résolvent en poussière, la poussière s’envole, et avec elle les faits, les mémoires, les traditions, les ombres des hommes du passé ! Chaque écroulement est une rature sur les siècles ; chaque démolition fait un trou dans l’histoire ; et avant peu, il ne restera plus que quelques lettres déformées et inintelligibles du vieux registre de granit que j’ai essayé de déchiffrer.


Nous restituons à la belle et longue lettre d’Heidelberg ce passage qui en faisait partie et qui en avait été détaché.


XXVIII. HEIDELBERG. — LES BOHÉMIENNES.

…Parfois, au tournant d’un chemin creux, je rencontre des bohémiennes. Hélas, mon cher ami, dans ce siècle où tous les précédents siècles s’écroulent, où chaque jour quelque vieille pierre se détache de quelque vieux édifice, où toutes les anciennes figures caractéristiques qui marquaient le passé à leur effigie s’effacent et deviennent inintelligibles comme des monnaies fatiguées, où le roi de France est un roi bourgeois, où le stathouder est un roi banquier, où les empereurs sont des sergents instructeurs, où l’évêque est un fonctionnaire, où le bassa turc s’appelle monsieur le général, où le gentilhomme commandite des bateaux à vapeur, où l’avocat est brodé d’or, où le prêtre fait faillite, où le marchand est colonel, où le prince est juré, où le bourreau est électeur, la bohémienne aussi tombe en ruine. Elle a un chapeau de paille, une robe d’indienne rose, une écharpe de barège bleu-ciel, des manches à gigots, des souliers-cothurnes, et elle est suivie d’une façon de clerc d’avoué portant sa guitare. Il y a bien toujours quelque chose d’un peu étrange dans les nattes de sa coiffure, mais c’est là tout. Il faut que nous renoncions à l’ancienne bohémienne, bien plus jolie et bien plus jeune que celle-ci, à la danseuse court-vêtue, cuirassée de clinquant, coiffée, comme il convient à une fille sauvage qui amuse les villes, d’épis ramassés dans les champs et de sequins ramassés dans les rues ; étrange créature, espèce de femme-monstre, courtisane par un bout et fée par l’autre, qui jetait aux passants son charmant sourire effrayé et farouche.