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CHÂLONS. — SAINTE-MENEHOULD…

Hier donc, comme je vous l’écrivais au commencement de ma lettre, j’ai quitté Sainte-Menehould. De Sainte-Mehehould à Clermont, la route est ravissante. Un verger continuel. Des deux côtés de la route un chaos d’arbres fruitiers dont le beau vert fait fête au soleil, et qui répandent sur le chemin leur ombre découpée en chicorées. Les villages ont quelque chose de suisse et d’allemand. Maisons de pierre blanche, à demi revêtues de planches, avec de grands toits de tuiles creuses qui débordent le mur de deux ou trois pieds, presque des chalets. On sent le voisinage des montagnes. Les Ardennes, en effet, sont là.

Avant d’arriver au gros bourg de Clermont, on parcourt une admirable vallée où se rencontrent les frontières de la Marne et de la Meuse. La descente dans cette vallée est magique. La route plonge entre deux collines, et l’on ne voit d’abord au-dessous de soi qu’un gouffre de feuillages. Puis le chemin tourne, et toute la vallée apparaît. Un vaste cirque de collines, au milieu un beau village presque italien, tant les toits sont plats, à droite et à gauche plusieurs autres villages sur des croupes boisées, des clochers dans la brume qui révèlent d’autres hameaux cachés dans les plis de la vallée comme dans une robe de velours vert, d’immenses prairies où paissent de grands troupeaux de bœufs ; et, à travers tout cela, une jolie rivière vive qui passe joyeusement. J’ai mis une heure à traverser cette vallée. Pendant ce temps-là, un télégraphe qui est au bout a figuré les trois signes que voici :

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Tandis que cette machine faisait cela, les arbres bruissaient, l’eau courait, les troupeaux mugissaient et bêlaient, le soleil rayonnait à plein ciel, et moi je comparais l’homme à Dieu.

Clermont est un beau village qui est situé au-dessus d’une mer de verdure avec son église sur sa tête, comme le Tréport au-dessus d’une mer de vagues.

Au milieu de Clermont on tourne à gauche, et, à travers un joli paysage de plaines, de coteaux et d’eaux courantes, en deux heures on arrive à Varennes. Louis XVI a suivi cette gracieuse route.

Mon ami, en relisant cette lettre, je m’aperçois que j’y ai deux ou trois fois employé le mot champenois tel qu’il me venait involontairement à la pensée, nuancé ironiquement par je ne sais quelle acception proverbiale. Ne vous méprenez pourtant pas, très cher, sur le vrai sens que j’y attache. Le proverbe, familier peut-être plus qu’il ne convient, parle de la Champagne comme Mme   de la Sablière parlait de La Fontaine, lequel était un homme de génie bête, ainsi qu’il sied à un homme de génie qui est cham-