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RELIQUAT DU RHIN.

comme des lampes de nuit qui s’éteignent au matin, jetaient leur dernière lueur et leur dernier tressaillement, dans la vaste plaine comprise aujourd’hui entre Ladenbourg, Spire, Mannheim et Mayence, il y avait un lac immense, dans lequel le Rhin emprisonné luttait avec rage et se ruait en vain sur la barrière de lave des volcans. Un jour, à l’endroit où est Bingen aujourd’hui, la terre trembla, les montagnes se fendirent et le Rhin passa. C’est ainsi que s’est vidé le grand lac des Vosges.

Depuis lors, les romains ont coupé les rochers de la rive gauche, les mérovingiens ont agrandi la brèche, Charlemagne y a travaillé, l’archevêque Siegfried en 1208 a creusé la rive droite, les rhingraves au quatorzième siècle ont remanié la rive gauche après les romains, au seizième siècle les marchands de Francfort ont arraché les écueils du milieu du fleuve, au dix-septième les suédois dans la guerre de Trente Ans et les français dans la guerre du Palatinat ont élargi le passage. Certes, Charlemagne, les rhingraves, le commerce, la guerre, le peuple romain, le peuple français, voilà de grands ouvriers ; mais le premier de tous, le plus efficace, le seul efficace peut-être, ç’a été le tremblement de terre.

À quelques lieues d’Andernach, à Laach, sous de prodigieux chênes séculaires qui existaient déjà, dit-on, quand Pline l’ancien signalait Coblentz comme une admirable position militaire, sous des sapins et des hêtres qui passent pour fées et qui ont vu peut-être rêver en 1235 les Minnesinger visitant le Lurley, dans une vallée profonde entre de hautes montagnes, il y a un autre lac d’un aspect sinistre. C’est un flot bleu, froid, saumâtre, que plus de trois mille sources alimentent, qui ne laisse vivre que trois sortes de poissons, la tanche, la perche et le brochet, qui baigne une grotte méphitique comme la grotte du Chien près du lac d’Agnano, qui jette sur sa plage dans les grands vents un sable que l’aimant attire, miroir mélancolique dans lequel se reflètent et s’écroulent les six tours romanes d’une abbaye. Rien de plus étrange que ce lac dans ces montagnes. C’est un cratère changé en cuve, récipient sans fond en communication avec les cavernes du globe, vase où montait jadis le feu terrestre, où monte aujourd’hui l’eau souterraine. Celui qui a éteint le feu pourra seul vider l’eau.

De Bingen aux Sept-Montagnes, les bateliers comptent six tourbillons, le Bingerloch, le passage furieux, Wilde Geföhrt, les sept vierges de Schönberg, la bank dont l’entonnoir redouté se nomme das Gewirr ; l’Unkelstein dont on conte cent récits effroyables, et le rapide du Rolandswerth que les mariniers appellent Gottes Hülfe, secours de Dieu. Depuis vingt siècles, ces six tourbillons défient l’homme. Il y a huit cents ans, l’empereur Henri IV, qui avait été emprisonné au Klopp de Bingen, fuyant vers Hammerstein, faillit périr devant Bacharach au Passage Furieux. Avant lui Brunehaut, reine d’Austrasie, dont on voit encore le fatal lit de rochers près de Feldberg, avait manqué naufrager à l’Unkelstein.

Ces écueils-là ont tous un lambeau d’histoire comme tout le reste du Rhin. D’ailleurs nulle science humaine ne sondera les communications sous-fluviales de ces abîmes pleins de squelettes et n’expliquera, par exemple, pourquoi la Gewirr revomit devant Saint-Goar ce que le Bingerloch a englouti devant Bingen.