Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/395

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour l’œil et pour la pensée. L’homme seul reste morne. Les paysans qui passent ont l’air rêveur ; point de villages ; çà et là de hautes maisons de pierre percées de trois ou quatre petites fenêtres qu’on a encore trouvées trop grandes, car on en a muré la moitié.

Dans ce pays, je suis forcé de le répéter, la fenêtre n’est plus une fenêtre ; c’est une meurtrière. La maison n’est plus une maison ; c’est une forteresse. À chaque pas, une ruine. C’est que toutes les guerres civiles de la Navarre, depuis quatre siècles, ont roulé dans ce ravin pêle-mêle avec ce torrent. C’est que cette eau blanche d’écume a été bien des fois rouge de sang. Voilà peut-être pourquoi le torrent hurle si tristement. Voilà à coup sûr pourquoi l’homme rêve.

Une haute montagne, une grande montée, en style de voyageur, une mauvaise côte, en langage de postillon, coupe en deux cette gorge. La route, fort belle d’ailleurs, se tord et se replie au flanc du précipice avec des tournants effrayants. On avait ajouté deux bœufs à nos huit mules, et la diligence, remorquée par cet immense attelage, montait au pas. Au milieu de l’ascension, une grande borne de pierre vous avertit que vous êtes à six lieues de Pampelune, seis leguas a Pamplona. Les montagnes font autour du précipice d’admirables entassements. Des moissonneurs gros comme des fourmis fauchaient leur blé dans l’abîme.

J’étais descendu de voiture, et, tout en cheminant au bruit des chaînes des bœufs et des mules, j’ai cueilli un bouquet de fleurs sauvages. Au haut de la montagne, j’ai rencontré un mendiant, je lui ai donné un réal. Puis j’ai rencontré une petite cascade, j’y ai jeté mon bouquet. Il faut faire aussi, l’aumône aux naïades.

Là, je suis remonté sur l’impériale, et l’on a dételé les bœufs. En ce moment les six mules de devant, se sentant libres, sont parties au galop. Le mayoral, le postillon et le sagal ont couru après les mules, jurant et laissant là la voiture. La diligence était encore sur un plan très incliné. Les deux mules timonières restées seules pour la retenir n’en ont pas eu la force ; elles ont lâché pied, et la voiture s’est mise à reculer lentement vers le précipice. Les voyageurs fort effarés appelaient les conducteurs qui ne les entendaient pas. La roue de derrière n’était plus qu’à quelques pouces du versant, lorsque le mendiant, pauvre vieux tout courbé et presque paralytique, s’est approché et a poussé une pierre du pied. Cela a suffi. La pierre a fait obstacle à la roue et la voiture s’est arrêtée.

Il y avait un prêtre à côté de moi sur la banquette. Il a fait un signe de croix, et m’a dit : — Dieu vient de sauver vingt personnes. J’ai répondu : Avec un caillou et un vieillard.

Les conducteurs ont ramené les mules qui étaient déjà loin.