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Courseulles, 7 juillet.

Je continue, chère amie, l’espèce de journal tel quel que je te fais de mon voyage. En quittant Barneville, cette affreuse auberge où je n’ai trouvé que du lait et des puces, la route était horrible, la plus horrible que j’aie vue ; aucun moyen de transport jusqu’aux Pieux où je devais trouver un coucou pour Cherbourg. Quatre lieues (de pays !) à faire à pied par une chaleur des tropiques. Heureusement, ayant dirigé mes quelques nippes sur Cherbourg, je n’avais pas de paquet à porter. Il était six heures du matin. Je me suis mis bravement en route.

Au-dessus de Barneville, je me suis retourné. La vue s’étend à dix lieues. Le ciel, la terre et la mer étaient superbes. On voit de là un assez large golfe qui forme deux caps aux deux pointes opposées desquels apparaissaient dans la brume le clocher de Port-Bail et le clocher de Barneville, comme deux grands clous aux deux extrémités d’un fer à cheval. Une grosse brume rousse, où entraient des barques de pêcheurs, roulait lourdement sur l’océan et allait s’échouer au fond du golfe d’où il s’en détachait un long convoi de nuages déjà engagé fort avant dans les terres. Vous avez dû avoir une partie de mon paysage en pluie le lendemain.

Après quelques instants d’admiration et de repos, je suis reparti, causant çà et là avec des pêcheurs qui me prenaient pour un propriétaire riverain, et longeant, à cause de la chaleur, les buissons et les mares de très près, au risque de marcher dans les canards.

Or les quatre lieues faisaient huit lieues. À cinq heures du soir j’étais aux Pieux. Depuis la veille onze heures du matin, excepté ma tasse de lait de Barneville, je n’avais rien pris. Trente heures sans manger et une douzaine de lieues à pied, en additionnant celles de la veille avec celles du jour, voilà ma prouesse de la Haie-du-Puits aux Pieux.

Aux Pieux, il y avait une jolie petite hôtesse toute ronde que j’ai aidée à écosser les pois de son jardin, et à qui j’ai dit mille galanteries, tout en sueur que j’étais. Enfin j’ai dîné, et à sept heures je roulais vers Cherbourg dans un coucou dont les roues faisaient entre elles des angles bizarres.

Je roulais depuis deux heures. Il était nuit noire. Tout à coup je lève ou plutôt je baisse les yeux. Il y avait devant nous un immense gouffre d’ombre où la mer faisait de larges échancrures blanchâtres. À droite, sous nos pieds, au fond, brillaient quelques vingtaines de lanternes alignées avec quelques vitres éclairées çà et là dans un tas informe de toits noirs. Au loin