Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/212

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seulement des causeries, des tendresses et des embrassements, qui se compose aussi des heures, des habitudes, de la visite des amis, du rire de celui-ci, du serrement de main de celui-là, de la vue qu’on voyait de telle fenêtre, de la place où était tel meuble, du fauteuil où l’aïeul s’était assis, du tapis où les premiers-nés ont joué ! Envolés, tous ces objets auxquels s’était empreinte votre vie ! évanouie, la forme visible des souvenirs ! Il y a dans la douleur des côtés intimes et obscurs où les plus fiers courages fléchissent. L’orateur de Rome tendit sa tête sans pâlir au couteau du centurion Lenas, mais il pleura en songeant à sa maison démolie par Clodius.

Les proscrits se taisent, ou, s’ils se plaignent, ce n’est qu’entre eux. Comme ils se connaissent, et qu’ils sont doublement frères, ayant la même patrie et ayant la même proscription, ils se racontent leurs misères. Celui qui a de l’argent le partage avec ceux qui n’en ont pas, celui qui a de la fermeté en donne à ceux qui en manquent. On échange les souvenirs, les aspirations, les espérances. On se tourne, les bras tendus dans l’ombre, vers ce qu’on a laissé derrière soi. Oh ! qu’ils soient heureux là-bas, ceux qui ne pensent plus à nous ! Chacun souffre et par moments s’irrite. On grave dans toutes les mémoires les noms de tous les bourreaux. Chacun a quelque chose qu’il maudit, Mazas, le ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi, l’espion qui a guetté, le gendarme qui a arrêté, Lambessa où l’on a un ami, Cayenne où l’on a un frère ; mais il y a une chose qu’ils bénissent tous, c’est toi, France !

Oh ! une plainte, un mot contre toi, France ! non, non ! on n’a jamais plus de patrie dans le cœur que lorsqu’on est saisi par l’exil.

Ils feront leur devoir entier avec un front tranquille et une persévérance inébranlable. Ne pas te revoir, c’est là leur tristesse ; ne pas t’oublier, c’est là leur joie.

Ah ! quel deuil ! et après huit mois on a beau se dire que cela est, on a beau regarder autour de soi et voir la flèche de Saint-Michel au lieu du Panthéon, et voir Sainte-Gudule au lieu de Notre-Dame, on n’y croit pas !

Ainsi cela est vrai, on ne peut le nier, il faut en convenir, il faut le reconnaître, dût-on expirer d’humiliation et de désespoir, ce qui est là, à terre, c’est le dix-neuvième siècle, c’est la France !

Quoi ! c’est ce Bonaparte qui a fait cette ruine !

Quoi ! c’est au centre du plus grand peuple de la terre, quoi ! c’est au milieu du plus grand siècle de l’histoire que ce personnage s’est dressé debout et a triomphé ! Se faire de la France une proie, grand Dieu ! ce que le lion n’eût pas osé, le singe l’a fait ! ce que l’aigle eût redouté de saisir dans ses serres, le perroquet l’a pris dans sa patte ! Quoi ! Louis XI y eût échoué ! quoi ! Richelieu s’y fût brisé ! quoi ! Napoléon n’y eût pas suffi !