Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/245

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Les proscrits étaient nombreux à Bruxelles. Ils envahissaient journellement la petite chambre de la Porte-Verte ; c’étaient Versigny, Labrousse, Hetzel, Charras, Madier de Montjau, etc. ; tous enflammés de colère contre Louis Bonaparte et racontant avec une violente indignation les faits dont ils avaient été les acteurs ou les témoins ; ils savaient que Victor Hugo voulait écrire cette histoire et ils voyaient en lui l’homme qui pouvait traduire avec le plus d’éclat leurs rancunes et leur révolte.

Au numéro 73 du boulevard de Waterloo habitait, dans un somptueux hôtel, Alexandre Dumas, exilé volontaire, qui devait prendre comme secrétaire Noël Parfait, un des 83 représentants du peuple, expulsé le 9 janvier. Dumas était toujours en route, ce qui était très avantageux, car il devenait ainsi un facteur très sûr et très commode pour porter à Mme Victor Hugo les lettres de son mari.

Quoique entouré de nombreux compagnons, Victor Hugo se sentait dépaysé, un peu déconcerté par cette incertitude de l’avenir ; il avait laissé bien des affaires en souffrance , et la présence de sa femme lui paraissait nécessaire pour s’entendre avec elle sur une foule de choses essentielles et impossibles à écrire. Aussi Mme Victor Hugo vint-elle passer quelques jours à Bruxelles, le 17 décembre.

Cette visite avait été une diversion. Ce qui lui manquait, c’étaient ses enfants, et surtout «sa petite Adèle» qu’il aimait tendrement.

Adèle lui écrivait souvent et Victor Hugo lui répondait le 19 décembre 1851 :

Ma bien-aimée petite Adèle, tu m’as écrit une charmante lettre. Merci de la fleur. Elle sentait encore bon. Il m’a semblé chère enfant, que tu m’envoyais ton âme. Ta mère retourne près de toi, près de vous tous. Elle est bien heureuse. Moi, je vais vivre seul, proscrit dans le nord, dans le brouillard. dans le travail sans relâche. Je me donnerai des forces en pensant à vous.

C’est pour vous que je vais travailler, c’est pour toi, ma fille chérie. Les temps rudes que tu m’entendais prédire quelquefois sont arrivés. Tu t’en ressentiras peut-être toi-même un peu, quoique j’aie tout fait pour toucher le moins possible à votre bien-être. Soyons tous forts, soyons tous unis. C’est là le vrai bonheur, que tant de catastrophes extérieures n’ôtent pas aux cœurs vrais et profonds. Courage, chère enfant bien-aimée, quelque chose me dit qu’avant peu nous nous reverrons tous. Je t’embrasse sur les deux joues. Ecris-moi…

La famille n’était pas riche à cette époque. Cette séparation compliquait encore la vie. Victor Hugo, voulant garder son indépendance, vivait très modestement, mais il comptait sur le livre qu’il avait commencé pour réparer les brèches que la proscription faisait à son budget.

Depuis le 12 décembre, il était à sa table, écrivant sans relâche son Histoire du Deux-Décembre, qui devait s’appeler plus tard l’Histoire d'un Crime. Il recueillait tous les renseignements, classait des notes prises pendant les journées du coup d’Etat, les rédigeait ; il recevait les amis ; mais il ne pouvait se défendre d’une certaine mélancolie ; l’année finissait sur une grande épreuve, écrivait-il à Mme Victor Hugo :

Nos deux fils en prison, moi en exil. Cela est dur, mais bon. Un peu de gelée améliore la moisson.

Cependant d’anciens représentants et d’anciens ministres étaient venus le voir dans son «bouge» de la Porte-Verte, le 31 décembre. C’était une faible consolation dans sa solitude :

Demain, jour de l’an, je ne serai pas là pour vous embrasser tous, mes chers bien-aimés[1].

La proscription, très triste et très maussade, lui réservait parfois des surprises.

  1. Correspondance