Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Montanelli me prenait les mains et me disait : — Le droit vaincra. Vous vaincrez. Oh ! que cette fois la France ne soit pas égoïste, comme en 1848, et qu’elle délivre l’Italie. Je lui répondais : — Elle délivrera l’Europe !

C’étaient nos illusions dans ce moment-là, ce qui n’empêche pas que ce ne soient encore aujourd’hui nos espérances. La foi est ainsi faite ; les ténèbres lui prouvent la lumière. Il y a une place de fiacres devant le portail de Saint-Paul. Nous y allâmes. La rue Saint-Antoine fourmillait dans cette rumeur inexprimable qui précède ces étranges batailles de l’idée contre le fait qu’on appelle révolutions. Je croyais entrevoir dans ce grand quartier populaire une lueur, qui s’éteignit, hélas, bientôt ! La place de fiacres devant Saint-Paul était déserte. Les cochers avaient pressenti les barricades possibles et s’étaient enfuis.

Une lieue nous séparait, Arnaud et moi, de nos maisons. Impossible de la faire à pied au milieu de Paris, et reconnus à chaque pas. Deux passants qui survinrent nous tirèrent d’embarras. L’un d’eux disait à l’autre :

— Les omnibus des boulevards roulent encore.

Nous profitâmes de l’avis et nous allâmes chercher l’omnibus de la Bastille. Nous y montâmes tous les quatre.

J’avais dans le cœur, à tort ou à raison, je le répète, le regret amer de l’occasion échappée le matin. Je me disais que dans les journées décisives ces minutes-là viennent et ne reviennent pas. Il y a deux théories en révolution, enlever le peuple ou le laisser arriver. La première était la mienne ; j’avais obéi, par discipline, à la seconde. Je me le reprochais. Je me disais : Le peuple s’est offert et nous ne l’avons pas pris. C’est à nous maintenant, non de nous offrir, mais de faire plus, de nous donner.

Cependant l’omnibus s’était mis en marche. Il était plein. J’avais pris place au fond à gauche ; Arnaud (de l’Ariège) s’était assis à côté de moi, Carini en face, Montanelli près d’Arnaud. On verra tout à l’heure que ces détails ne sont pas inutiles. Nous ne nous parlions pas, Arnaud et moi. Nous échangions en silence des serrements de main, ce qui est une manière d’échanger des pensées.

À mesure que l’omnibus avançait vers le centre de Paris, la foule était plus pressée sur le boulevard. Quand l’omnibus s’engagea dans le ravin de la Porte-Saint-Martin, un régiment de grosse cavalerie arrivait en sens inverse. Au bout de quelques secondes, ce régiment passa à côté de nous. C’étaient des cuirassiers. Ils défilaient au grand trot et le sabre nu. Le peuple, du haut des trottoirs, se penchait pour les voir passer. Pas un cri. Le peuple morne d’un côté, de l’autre les soldats triomphants, tout cela me remuait.

Subitement le régiment fit halte. Je ne sais quel embarras, dans cet étroit ravin du boulevard où nous étions resserrés, obstruait momentanément sa marche.