Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Sous prétexte de coups de fusils tirés sur la troupe, on entra dans dix ou douze maisons çà et là et l’on passa à la bayonnette tous ceux qu’on y trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s’ouvrait, ils entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de fonte un flot rouge et fumant. C’était du sang.

« Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats : Pas de quartier ! Un chef de bataillon vociférait : Entrez dans les maisons et tuez tout !

« On entendait des sergents dire : Tapez sur les bédouins, ferme sur les bédouins ! — « Du temps de l’oncle, raconte un témoin, les soldats appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des bédouins. Lorsque les soldats massacraient les habitants, c’était au cri de : Hardi sur les bédouins ! »

« Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de canonnade, et l’on ne pouvait croire qu’on tirât à balle. On riait et l’on disait : « C’est à poudre. Quelle mise en scène ! Quel comédien que ce Bonaparte-là ! » On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent, furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du danger qu’on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait : Nous croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie. Cependant, les soldats menaçant toujours, on finit par comprendre. – Tuons tout ! disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en empêcha. Pourtant un sergent disait : Lieutenant, f….. -nous la paix ; ce n’est pas votre affaire, c’est la nôtre.

« Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit : « On a fusillé dans les cours des maisons jusqu’aux chevaux, jusqu’aux chiens. »

« Dans la maison qui fait, avec Frascati, l’angle de la rue Richelieu, on voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants ; ils étaient déjà en tas pour cela en face d’un peloton quand un colonel survint ; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva. Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles, fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde, pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout ailleurs on tua au hasard.

« Le premier qui fut tué dans cette boucherie — l’histoire garde aussi le