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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/127

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par des métamorphoses indéfinies, mais bien par une majestueuse immobilité. La force, ce n’est pas Protée, c’est Jupiter.

Ici commence la seconde partie de notre tâche ; elle sera plus courte, parce que, grâce à la révolution française, les résultats politiques de la philosophie de Voltaire sont malheureusement d’une effrayante notoriété. Il serait cependant souverainement injuste de n’attribuer qu’aux écrits du « patriarche de Ferney » cette fatale révolution. Il faut y voir avant tout l’effet d’une décomposition sociale depuis longtemps commencée. Voltaire et l’époque où il vécut doivent s’accuser et s’excuser réciproquement. Trop fort pour obéir à son siècle, Voltaire était aussi trop faible pour le dominer. De cette égalité d’influence résultait entre son siècle et lui une perpétuelle réaction, un échange mutuel d’impiétés et de folies, un continuel flux et reflux de nouveautés qui entraînait toujours dans ses oscillations quelque vieux pilier de l’édifice social. Qu’on se représente la face politique du dix-huitième siècle, les scandales de la Régence, les turpitudes de Louis XV ; la violence dans le ministère, la violence dans les parlements, la force nulle part ; la corruption morale descendant par degrés de la tête au cœur, des grands au peuple ; les prélats de cour, les abbés de toilette ; l’antique monarchie, l’antique société chancelant sur leur base commune, et ne résistant plus aux attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom de Bourbon[1] ; qu’on se figure Voltaire jeté sur cette société en dissolution comme un serpent dans un marais, et l’on ne s’étonnera plus de voir l’action contagieuse de sa pensée hâter la fin de cet ordre politique que Montaigne et Rabelais avaient inutilement attaqué dans sa jeunesse et dans sa vigueur. Ce n’est pas lui qui rendit la maladie mortelle, mais c’est lui qui en développa le germe, c’est lui qui en exaspéra les accès. Il fallait tout le venin de Voltaire pour mettre cette fange en ébullition ; aussi doit-on imputer à cet infortuné une grande partie des choses monstrueuses de la révolution. Quant à cette révolution en elle-même, elle dut être inouïe. La providence voulut la placer entre le plus redoutable des sophistes et le plus formidable des despotes. A son aurore, Voltaire apparaît dans une saturnale funèbre[2] ; à son déclin, Buonaparte se lève dans un massacre[3].

  1. Il faut que la démoralisation universelle ait jeté de bien profondes racines, pour que le ciel ait vainement envoyé, vers la fin de ce siècle, Louis XVI, ce vénérable martyr, qui éleva sa vertu jusqu’à la sainteté. (Note de l’édition originale.)
  2. Translation des restes de Voltaire au Panthéon. (Ibid.)
  3. Mitraillade de Saint-Roch. (Ibid.)