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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome I.djvu/167

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On nous a dit que des anglais avaient acheté trois cents francs le droit d’emballer tout ce qui leur plairait dans les débris de l’admirable abbaye de Jumiéges. Ainsi les profanations de lord Elgin se renouvellent chez nous, et nous en tirons profit. Les turcs ne vendaient que les monuments grecs ; nous faisons mieux, nous vendons les nôtres. On affirme encore que le cloître si beau de Saint-Wandrille est débité, pièce à pièce, par je ne sais quel propriétaire ignorant et cupide, qui ne voit dans un monument qu’une carrière de pierres. Proh pudor ! au moment où nous traçons ces lignes, à Paris, au lieu même dit École des beaux-arts, un escalier de bois, sculpté par les merveilleux artistes du quatorzième siècle, sert d’échelle à des maçons ; d’admirables menuiseries de la renaissance, quelques-unes encore peintes, dorées et blasonnées, des boiseries, des portes touchées par le ciseau si tendre et si délicat qui a ouvré le château d’Anet, se rencontrent là, brisées, disloquées, gisantes en tas sur le sol, dans les greniers, dans les combles, et jusque dans l’antichambre du cabinet d’un individu qui s’est installé là, et qui s’intitule architecte de l’École des beaux-arts, et qui marche tous les jours stupidement là-dessus. Et nous allons chercher bien loin et payer bien cher des ornements à nos musées !

Il serait temps enfin de mettre un terme à ces désordres, sur lesquels nous appelons l’attention du pays. Quoique appauvrie par les dévastateurs révolutionnaires, par les spéculateurs mercantiles, et surtout par les restaurateurs classiques, la France est riche encore en monuments français. Il faut arrêter le marteau qui mutile la face du pays. Une loi suffirait ; qu’on la fasse. Quels que soient les droits de la propriété, la destruction d’un édifice historique et monumental ne doit pas être permise à ces ignobles spéculateurs que leur intérêt aveugle sur leur honneur ; misérables hommes, et si imbéciles, qu’ils ne comprennent même pas qu’ils sont des barbares ! Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté. Son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que le détruire.

Une surveillance active devrait être exercée sur nos monuments. Avec de légers sacrifices, on sauverait des constructions qui, indépendamment du reste, représentent des capitaux énormes. La seule église de Brou, bâtie vers la fin du quinzième siècle, a coûté vingt-quatre millions, à une époque où la journée d’un ouvrier se payait deux sous. Aujourd’hui ce serait plus de cent cinquante millions. Il ne faut pas plus de trois jours et de trois cents francs pour la jeter bas.

Et puis, un louable regret s’emparerait de nous, nous voudrions reconstruire ces prodigieux édifices, que nous ne le pourrions. Nous n’avons plus le génie de ces siècles. L’industrie a remplacé l’art.