Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/341

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

ici ; sa pression sur nous dépend de nous, car c’est nous qui le faisons. À âme basse, ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa vie. Notre conscience est l’architecte de notre songe. Le grand songe s’appelle devoir. Il est aussi la grande vérité.

Les hommes, presque tous, un peu pareils au bourgeois Jourdain, de Molière, font du rêve sans le savoir. L’agent de change ne se doute guère qu’il est un escompteur de songes. Son carnet plein de chiffres est un enregistrement de fantasmagories ; prime-fin-report est grimoire tout comme l’Etteilla ; le grand Albert pourrait être coulissier, et les femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui tirent les cartes. Allez le soir chez elles ; leur bordereau reçu, elles font une réussite. Dépendre de la nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du télégraphe électrique, se faire le pantin de la hausse et de la baisse, c’est être en plein somnambulisme ; pour savoir si l’on sera opulent ou indigent demain, lire le Moniteur ou consulter la dame de pique, c’est la même chose.

Pas de vivant qui n’ait son compartiment dans le casier de l’imaginaire. Pas de cervelle qui ne puisse être étiquetée d’un songe ; celle-ci ambition, celle-ci richesse, celle-ci gloire, celle-ci jouissance, celle-ci vanité, toutes bonheur. Le bon dîner indéfini est un rêve que le porte-monnaie refuse au pauvre et l’estomac au riche. Vénus à jamais, fait mauvais ménage avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes de Cupidon sont des faiseuses de culs-de-jatte ; voyez Henri Heine. Toutes les mains tendues, aucun lot saisi.

L’espérance étant conforme à l’intelligence, la forme du bonheur rêvé, varie. Pour l’usurier, c’est une bonne balance fausse ; pour le chasseur, c’est un piège à loups bien recouvert ; pour le jureur de serments, c’est un auditeur naïf. L’envieux habite en espérance l’Eldorado du mal d’autrui. Et, j’y insiste, de réalisation, peu ou point. Fussiez-vous avoué ou notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est la loi : les jours de l’homme sont une série de proies lâchées pour l’ombre. Les religions, du haut de leurs chaires, s’accusent, les unes les autres, de faux paradis. Tu radotes, Brahma ! Tu as menti, Mahomet ! Tu escroques les âmes, Luther ! Foule de cerveaux, cohue de chimères.

Le philosophe regarde en souriant ces songeurs, tous logés dans une vision, le joueur dans la martingale, l’avare dans des piles d’or sans fin, le soldat dans la croix d’honneur, la vieille fille dans un mari, le thaumaturge dans le miracle, le prêtre dans la tiare, le savant dans un creuset, l’ignorant dans la superstition.

Et où es-tu toi-même, philosophe ? dans l’utopie.

Il y a l’utopie sublime. Mais de même que l’idéal peut être bête, l’utopie peut être mauvaise. Le rêve à reculons existe. On peut être utopiste en arrière. Vouloir que l’avenir vive trop tôt, c’est l’illusion et l’effort des grandes âmes ; mais donner à l’ancien monde théocratique et féodal, à Jadis déjà avancé et odorant, une sorte de vie morte qui le ramène au milieu de nous, et qui nous marie, nous le présent, à ce cadavre, nous la lumière, à cette nuit, c’est aussi là une tentative, cela est extraordinaire et vaut la peine d’être essayé, et il y a des rêveurs pour faire ce rêve. Quel succès, la chute ! Quel triomphe, la décadence ! Quel bel assassinat, tuer le