Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/360

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donné. Aux intelligences encore peu ouvertes, il faut des demi-traductions comme il leur faut des demi-religions. Aux intelligences adultes et arrivées à la complète croissance, il faut tout le texte, de même qu’en religion il leur faut tout le logos. La jupe d’Isis ne se lève pas aux enfants. Quand vous serez grands, quand vous serez des hommes pour de vrai, quand vous serez des peuples sachant qui vous êtes, on vous dira tout.

Grâce à un mauvais régime d’enseignement, il peut arriver que telle nation herculéenne, effrontément sublime en guerre, en révolution, en progrès, soit une mijaurée en littérature. Tant que cela dure, un de ses côtés reste petit. C’est par la pleine intelligence littéraire que la civilisation se couronne. Quand le goût est grand, c’est que le peuple est fait.

Le goût est un estomac. Il a des maladies qu’il prend pour des délicatesses. Il lui arrive d’aimer les sucreries, la Guirlande de Julie, le Petit-Carême, Bérénice ; quelquefois même les fadeurs, GentilBernard, Moncrif, Florian. Il fut un temps où il vomissait Shakespeare. Boileau au dix-septième siècle et au dix-huitième Voltaire, si hardi du côté de Jésus, si timide du côté de Racine, avaient donné ce dégoût à la littérature. Dans cette inappétence, qualifiée « bon goût », une traduction pure, complète et généreuse, sans alliage et sans appauvrissement, d’aucun poëte, n’était possible en France ; pas même d’Horace, pas même de Virgile. Il y a eu une chose dite « beau langage » et « style noble » dans laquelle on mettait tout à tremper. Ce délayage était nécessaire. La poésie ne passait qu’étendue d’eau. Eau, lisez Périphrase. Il est certain, que, même à l’heure où nous sommes, pour beaucoup d’esprits, il faut encore doser Homère.

Dans Homère, Minerve prend Achille aux cheveux. Bitaubé traduit : la déesse saisit la blonde chevelure du héros.

Et cela de bonne foi. Bitaubé ignore que plaqué sur Homère, le joli est laid.

Pope aussi enjolive Homère. À la comparaison de l’orateur (chant III de l’Iliade) si admirablement et si largement traduite par André Chénier :

 
Dans sa bouche abondaient les paroles divines
Comme en hiver la neige au sommet des collines.


Pope ajoute ce vers agréable :


Melting they fall, and sink into the heart.


Les traducteurs délicats sont mal à l’aise avec cette vieille poésie grecque. Eschyle leur donne le mal de mer. Il a en effet assez de flot pour cela. Dans le Prométhee ou l’Orestie, la traduction, à chaque instant, a des nausées. Les haut-le-cceur redoublent si on est en présence d’Aristophane. L’Harpaliote de l’Iliade, traversé du javelot de Mérion, se tord à terre « comme un serpent » ; Mme Dacier refuse de traduire et déclare net que ceci dépasse les bornes de notre langue. Anacréon lui-même répugne. Croirait-on qu’il donne au lion « une grande ouverture de gueule » ? χάσμ’ ὀδόντϖν. Mme Dacier traduit cette gueule par « le courage ». Et son sourire est en note au bas de la page. « Je crois, dit-elle, qu’on me pardonnera de n’avoir