L’esprit humain, un dans son essence, est divers par corruption. Les frontières et les antipathies géographiques le tronçonnent et le localisent. L’homme ayant perdu l’union, l’esprit humain a perdu l’unité. On pourrait dire qu’il y a plusieurs esprits humains. L’esprit humain chinois n’est pas l’esprit humain grec.
Les traductions brisent ces cloisons, détruisent ces compartiments et font communiquer entre eux ces divers esprits humains.
Nécessaires à cette mise en communication des idées, elles sont de plus utiles d’abord à la conservation, puis à la transformation des langues.
J’ai parlé de l’énigme qui est dans tout écrivain. Cette énigme sollicite le traducteur, et s’il ne la devine pas, le tue. Elle est toujours ardue, et veut que le traducteur soit historien autant que philologue, philosophe autant que grammairien, esprit autant qu’intelligence. Et qu’est-ce donc quand l’écrivain est un poëte ? qu’est-ce donc quand le poëte est un prophète ?
Voyez la Bible. Que de questions philosophiques, chronologiques, historiques, et même religieuses, peuvent faire naître l’élément élohiste et l’élément jéhoviste, si inextricablement mêlés dans le Pentateuque ! Dieu n’est d’abord que le Tout-Puissant, puis il devient l’Eternel, et cette transformation d’Elohim en Jéhovah se fait dans le buisson ardent (Voir Exode, ch. iii et vi) : « Je suis apparu’à Abraham comme Elohim, et je t’apparais comme Jéhovah ». C’est sur ce gond que tourne la Bible. Les traducteurs s’en sont peu aperçus. De là beaucoup de confusion, force querelles, plusieurs hérésies, et quelques bûchers.
Homère n’est pas moins que la Bible matière à controverses. Homère ne peut avoir que des traducteurs inquiets. Quel est le vrai texte ? Où est le vrai sens ? pas d’écrivain plus clair pourtant. Mais, écoutez Horace, grammatici certant.
Homère a d’abord été oral. On le chantait, on ne l’écrivait pas. C’est après plus de cent ans qu’un rapsode eut l’idée d’en écrire quelque chose. Déjà cependant, s’il faut en croire la légende, la première des bibliothèques avait été fondée, en Egypte, par Osymandias qui l’avait nommée Pharmacie de l’Esprit. Linus, avant Homère, avait écrit ses poèmes en caractères pélasgiques, et au dire de Diodore de Sicile, Homère avait eu un maître, Pronapidès, qui connaissait l’alphabet de Linus. Pronapidès est appelé par d’autres Phémius. Cet alphabet était évidemment syllabique, peut-être même hiéroglyphique. Les premiers exemplaires d’Homère, absolument comme les poëmes erses et celtes, et les courtes épopées d’Ossian, furent écrits par fragments, chaque rapsode écrivant le sien, et furent écrits dans cette écriture syllabique, peu maniable, moins précise que l’alphabet par lettre, et prêtant aux doubles-sens et aux contresens. Pisistrate ajusta les fragments. De là tant d’indécision sur le texte réel. De là un choix possible dans Homère. Pausanias a ses variantes. Cynéthus a ses retouches. Le scoliaste de Pindare rature certains passages qu’Eustathe rectifie. Klotz, le critique de 1758, hésite entre Eustathe et le scoliaste. Il indique en revanche les coups de lime d’Aristarque.
Un passage du chant IV de l’Iliade offre quatre sens, ce qui enchante Mme Dacier. Où le scoliaste voit une comète, Clarke ne voit qu’une étoile filante. L