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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/541

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CRITIQUE.

pelait sommaire du temps d’Horace. Qu’est-ce que cela nous fait ? Ce qui nous déplaît dans Sénèque, ce n’est pas sa langue qui est robuste et vive, c’est son esprit qui est toujours subtil, souvent faux, jamais convaincu. Je sais bien qu’il y a par ci par là des pédants qui disent : Virgile est du bon temps, Tacite est de la décadence. Ces pédants sont ridicules. Laissons-les dire, relisons Virgile et relisons Tacite. Qui n’admire pas l’un ne comprend pas l’autre. Il n’y a plus ni bon ni mauvais temps pour Tacite et Virgile, il y a l’éternité de la gloire.


SAINT-SIMON.

Voici ce que c’est qu’un grand écrivain.

L’historien veut et doit raconter qu’un personnage de peu de mérite a été fait inopinément et sans droit officier-général, que ce fut une improvisation brusque et violente, que cela porta un coup, que cela fit un bruit affreux, que cela blessa beaucoup de personnes, que cette faveur fut une agression pour d’autres, que cet homme fut en quelque sorte lancé irrésistiblement de bas en haut par une force qui triomphe de tout, qu’on en resta stupéfait et effrayé, que cela parut menacer en quelque façon la tête et l’existence de tout le monde.

Le duc de St-Simon veut dire tout cela, et il est dans sa nature de le dire d’un mot ; il écrit :

« On le bombarda mestre-de-camp. »

[1845-1848.]

LA FONTAINE.

La Fontaine vit de la vie contemplative et visionnaire jusqu’à s’oublier lui-même et se perdre dans le grand tout. On peut presque dire qu’il végète plutôt qu’il ne vit. Il est là, dans le taillis, dans la clairière, le pied dans les mousses, la tête sous les feuilles, l’esprit dans le mystère, absorbé dans l’ensemble de ce qui est, identifié à la solitude. Il rêve, il regarde, il écoute, il scrute le nid d’oiseau, il observe le brin d’herbe, il épie le trou de taupes, il entend les langages inconnus du loup, du renard, de la belette, de la fourmi, du moucheron. Il n’existe plus pour lui-même : il n’a plus conscience de son être à part, son moi s’efface ; il était là ce matin, il sera là ce soir ; comme ce frêne, comme ce bouleau ; un nuage passe, il ne le voit pas ; une pluie tombe, il ne la sent pas. Ses pieds ont pris racine parmi les racines de la forêt ; la grande sève universelle les traverse et lui monte au cerveau, et presque à son insu y devient pensée comme elle devient gland