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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Philosophie, tome II.djvu/547

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TAS DE PIERRES. — IV.

Les grands esprits, comme les mondes, paraissent se soutenir et se mouvoir dans le vide ; mais en réalité ils subissent, selon des courbes immenses, selon les données mêmes de l’infini, une loi de gravitation mystérieuse autour du centre des centres. C’est même sur ces majestueuses exceptions, soleils et génies, qu’on peut étudier à nu la grande loi d’équilibre universel qui régit aussi bien le monde moral que le monde physique.

Tout s’appuie sur quelque chose.

[1840-1844.]

Un puits profond réfléchissait les cieux constellés et les splendeurs de l’espace infini. Un enfant passe, se penche, et jette une pierre dans le puits. Cette pierre brise le miroir et y efface les étoiles.

Tel est le penseur. Il lui suffit du souci le plus vulgaire de la vie, ramassé à terre et jeté dans son esprit par le premier passant venu, pour le troubler dans la contemplation des choses éternelles. Mais ce trouble n’est que d’un moment, la pierre tombe au fond du puits, le souci tombe au fond de l’âme, et le mystérieux miroir se remet à refléter le ciel.

[1844-1846.]

La France et le monde viennent d’avoir, sans compter le dix-neuvième siècle, trois cycles successifs de lumière, et quant à moi, je n’ai jamais accepté cette appellation imbécile de « grand siècle » donnée au moindre des trois.

[1859-1865.]

Luther, après avoir sapé à sa base la grande unité catholique, essaya vainement de fonder à son tour et de laisser après lui une unité religieuse.

Dans les voies de la Providence l’hérésie peut être bonne, mais l’unité dans l’hérésie, c’est un rêve. Tout schisme est composé, même en germe, de forces divergentes. Tant que le réformateur vit, la réforme personnifiée en lui semble marcher comme un seul homme ; mais une fois l’homme disparu, une fois le lien du faisceau brisé, l’écartement se fait. Écartement fatal, rapide, violent, rayonnant pour ainsi dire, qui désorganise et disloque la doctrine des Luthers comme l’empire des Charlemagnes et des Alexandres. Chaque lieutenant prend sa province, chaque disciple emporte son lambeau. On se partage la pensée du maître ; chacun proclame le morceau qu’il a le meilleur, et échafaude sur ce fragment souvent informe l’édifice plus informe encore de ses propres rêveries. Alors, autant de doctrines que de