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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Poésie, tome IX.djvu/319

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COLÈRE DE LA BÊTE.

Je n’ai pas, dans cette ombre et le cas échéant,
Refusé les conseils de l’ineptie honnête
Au docte, moi le simple, à l’homme, moi la bête ;
Kant, j’ai vu, mendiant des clartés à la nuit,
Devant l’énormité de l’énigme où tout luit,
Devant l’œil invisible et la main impalpable,
La science marcher en zigzag, incapable
De porter l’infini, ce vin mystérieux,
Soûle et comme abrutie en présence des cieux ;
L’âne survient, s’émeut, plaint cet état d’ivresse,
Jette un liard et dit : tiens ! à cette pauvresse.

Kant, ne t’étonne point de ces échanges-là.
L’âne un jour rencontrant Ésope, lui parla ;
La conversation fut au profit d’Ésope.
Quant à moi qu’à présent tant de brume enveloppe,
Je déclare que j’ai beaucoup baissé depuis
Qu’imprudent j’ai risqué ma tête en votre puits,
Et que je me suis fait condisciple de l’homme.
Tout en suivant ces cours dont la lourdeur assomme,
J’ai fait souvent à l’homme en son obscurité
L’aumône d’un éclair de ma stupidité ;
Tandis que l’homme, ayant pour dogme et pour pratique
Qu’il faut qu’un âne libre, incorrect et rustique,
Monte à la dignité de classique baudet,
De son rayonnement ténébreux m’inondait.
Je sors exténué de cette rude école ;
J’ai vu de près Boileau, j’aime mieux la bricole.

Mon nom est Patience, oui, Kant ! ils ont voulu
Me faire à moi bétail innocent et goulu,
Tantôt avec Philon dans le grand songe antique,
Tantôt avec Bezout dans la mathématique,
Tantôt chez Caliban, tantôt chez Ariel,
Manger de l’idéal et brouter du réel ;
Je n’ai pas résisté ; j’ai, pauvre âne à la gêne,
Mangé de l’Euctémon, brouté du Diogène,