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COLÈRE DE LA BÊTE.

J’ai fort compassion de toi, te l’avouerai-je ?

Toi qu’une heure vieillit, et qu’une fièvre abrège,
Comment t’y prendrais-tu, dans ton abjection,
Pour feuilleter la vie et la création ?
La pagination de l’infini t’échappe.
À chaque instant, lacune, embûche, chausse-trape,
Ratures, sens perdu, doute, feuillet manquant ;
Partout la question triple : Comment ? Où ? Quand ?
Dieu fut-il le premier potier en faisant l’homme ?
Qu’est-ce que le serpent ? Que veut dire la pomme ?
Deux natures parfois se compliquent, et font
Comme un chiffre où la brute avec Adam se fond ;
Le singe reparaît sous l’homme palimpseste ;
Viens-tu du fratricide et sors-tu de l’inceste,
Comme le dit Moïse ? Ou n’es-tu que le fait
Résultant d’un chaos qu’un soleil échauffait,
Être double, être mixte en qui s’est condensée
La matière en instinct, la lumière en pensée,
Le seul marcheur debout, créature sommet
Que l’arbre accepte, auquel la pierre se soumet,
Et que la bête obscure, ayant pour verbe un râle,
Subit en protestant dans sa nuit sépulcrale ?
Es-tu le patient dont nous sommes les clous ?
As-tu derrière toi le Mal, le grand jaloux ?
Contiens-tu quelque flamme auguste qui doit vivre ?
Ou n’es-tu qu’une chair qu’un souffle épars enivre,
Qui fera quelques pas et sera de la nuit ?
Es-tu le vain brouillard, d’un peu d’aurore enduit,
Qui, prêt à s’effacer, se déforme et chancelle ?
As-tu dans toi l’étoile à l’état d’étincelle,
Et seras-tu demain aux séraphins pareil ?
Réponds à tout cela, si tu peux. Ton sommeil,
En sais-tu le secret ? Connais-tu la frontière
Où l’esprit ailé vient relayer la matière ?
Comment le ver s’envole ? et par quelle loi, dis,
Les enfers lentement sont promus paradis ?