Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/116

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d’or, comme l’atteste ce passage : Quinque aureos manivolto ! pour vous, seigneur, dont les confrères à Cronstadt acquièrent la noblesse après trois cents têtes coupées ! pour vous, dont les terribles, mais honorables fonctions sont remplies avec orgueil, en Franconie par le plus nouveau marié, à Reutlingue par le plus jeune conseiller, à Stedien par le dernier bourgeois installé ! Et ne sais-je pas encore, mon bon maître, que vos confrères ont en France droit de havadium sur chaque malade de Saint-Ladre, sur les pourceaux, et sur les gâteaux de la veille de l’épiphanie ! Comment n’aurais-je pas un profond respect pour vous, quand l’abbé de Saint-Germain-des-Prés vous donne chaque année, à la Saint-Vincent, une tête de porc, et vous fait marcher en tête de sa procession !

Ici la verve érudite du concierge fut brusquement interrompue par le bourreau.

— C’est par ma foi la première nouvelle que j’en ai ! Le docte abbé dont vous parlez, révérend, m’a jusqu’à présent fraudé de tous ces beaux droits que vous peignez d’une façon si séduisante. — Sires étrangers, poursuivit Orugix, sans m’arrêter à toutes les extravagances de ce vieux fou, il est vrai que j’ai manqué ma carrière. Je ne suis aujourd’hui que le pauvre bourreau d’une pauvre province. Eh bien ! j’aurais dû certes faire un plus beau chemin que Stillison Dickoy, ce fameux bourreau de Moscovie. Croiriez-vous que je suis le même qui fut désigné, il y a vingt-quatre ans, pour l’exécution de Schumacker ?

— De Schumacker, du comte de Griffenfeld ! s’écria Ordener.

— Cela vous étonne, seigneur le muet. Eh bien ! oui, de ce même Schumacker qu’un singulier hasard replace encore sous ma main, dans le cas où il plairait au roi de lever le sursis. — Vidons cette cruche, messires, et je vais vous conter comment il se fait qu’après avoir débuté avec tant d’éclat, je finisse si misérablement.

— J’étais, en 1676, valet de Rhum Stuald, bourreau royal de Copenhague. Lors de la condamnation du comte de Griffenfeld, mon maître étant tombé malade, je fus, grâce à mes protections, choisi pour le remplacer dans cette honorable exécution. Le 5 juin — je n’oublierai jamais ce jour, — dès cinq heures du matin, aidé du maître des basses œuvres[1], je dressai sur la place de la citadelle un grand échafaud que nous tendîmes de noir, par respect pour le rang du condamné. À huit heures la garde-noble entoura l’échafaud, et les hulans de Slesvig continrent la foule qui se pressait sur la place. Quel autre à ma place n’eût été enivré ! Debout, et sabre en main, j’attendais sur l’estrade. Tous les regards étaient fixés sur moi ; j’étais en ce moment

  1. Charpentier des échafauds.