Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/155

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fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à celle de la stella canora palustris, plante singulière que beaucoup de savants croient fabuleuse, mais que l’évêque Arngrim affirme avoir vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous aurions la satisfaction d’habiter le sol de l’Europe qui renferme le plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent le moins. — Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître ? Allons, renoncez à votre voyage insensé ; car, sans vous offenser, votre entreprise est périlleuse sans profit, periculum sine pecunia, c’est-à-dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux fait de penser à autre chose.

Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme, n’entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au hameau d’Oëlmœ, sur la place duquel un mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer.

Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les cabanes et accouraient se grouper autour d’un tertre circulaire, occupé par quelques hommes, dont l’un sonnait du cor en agitant au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire.

— C’est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, ambubaïarum collegia, pharmacopolæ, quelque misérable qui convertit l’or en plomb et les plaies en ulcères. Voyons, quelle invention de l’enfer va-t-il vendre à ces pauvres campagnards ? Encore si ces imposteurs se bornaient aux rois, s’ils imitaient tous le danois Borch et le milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de notre Frédéric III[1] ; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le million du prince.

Spiagudry se trompait ; en approchant du monticule, ils reconnurent, à sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de quelques archers. L’homme qui sonnait du cor était le crieur des édits.

Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse :

— En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne m’attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint Hospice ! que va-t-il dire ?

Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur des

  1. Frédéric III fut la dupe de Borch ou Borrichius, chimiste danois, et surtout de Borri, charlatan milanais, qui se disait le favori de l’archange Michel. Cet imposteur, après avoir émerveillé de ses prétendus prodiges Strasbourg et Amsterdam, agrandit la sphère de son ambition et la témérité de ses mensonges ; après avoir trompé le peuple, il osa tromper les rois. Il commença par la reine Christine à Hambourg, et termina par le roi Frédéric à Copenhague.