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BUG-JARGAL.

IV


Quoique né en France, j’ai été envoyé de bonne heure à Saint-Domingue, chez un de mes oncles, colon très riche, dont je devais épouser la fille.

Les habitations de mon oncle étaient voisines du fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partie des plaines de l’Acul.

Cette malheureuse position, dont le détail vous semble sans doute offrir peu d’intérêt, a été l’une des premières causes des désastres et de la ruine totale de ma famille.

Huit cents nègres cultivaient les immenses domaines de mon oncle. Je vous avouerai que la triste condition de ces esclaves était encore aggravée par l’insensibilité de leur maître. Mon oncle était du nombre, heureusement assez restreint, de ces planteurs dont une longue habitude de despotisme absolu avait endurci le cœur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d’œil, la moindre hésitation de la part d’un esclave était punie des plus mauvais traitements, et souvent l’intercession de ses enfants ne servait qu’à accroître sa colère. Nous étions donc le plus souvent obligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous ne pouvions prévenir.

— Comment ! mais voilà des phrases ! dit Henri à demi-voix, en se penchant vers son voisin. Allons, j’espère que le capitaine ne laissera point passer les malheurs des ci-devant noirs sans quelque petite dissertation sur les devoirs qu’impose l’humanité, et cætera. On n’en eût pas été quitte à moins au club Massiac[1].

— Je vous remercie, Henri, de m’épargner un ridicule, dit froidement d’Auverney, qui l’avait entendu.

Il poursuivit.

— Entre tous ces esclaves, un seul avait trouvé grâce devant mon oncle.

  1. Nos lecteurs ont sans doute oublié que le club Massiac, dont parle le lieutenant Henri, était une association de négrophiles. Ce club, formé à Paris au commencement de la révolution, avait provoqué la plupart des insurrections qui éclatèrent alors dans les colonies.

    On pourra s’étonner aussi de la légèreté un peu hardie avec laquelle le jeune lieutenant raille des philanthropes qui régnaient encore à cette époque par la grâce du bourreau. Mais il faut se rappeler qu’avant, pendant et après la Terreur, la liberté de penser et de parler s’était réfugiée dans les camps. Ce noble privilège coûtait de temps en temps la tête à un général ; mais il absout de tout reproche la gloire si éclatante de ces soldats que les dénonciateurs de la Convention appelaient « les messieurs de l’armée du Rhin ».