Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/427

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
411
BUG-JARGAL.

les milices de l’Acul, et j’ordonnai de surveiller les esclaves ; tout rentra dans le calme.

Cependant les ravages semblaient croître à chaque instant et s’approcher du Limbé. On croyait même distinguer le bruit lointain de l’artillerie et des fusillades. Vers les deux heures du matin, mon oncle, que j’avais éveillé, ne pouvant contenir son inquiétude, m’ordonna de laisser dans l’Acul une partie des milices sous les ordres du lieutenant ; et, pendant que ma pauvre Marie dormait ou m’attendait, obéissant à mon oncle, qui était, comme je l’ai déjà dit, membre de l’assemblée provinciale, je pris avec le reste des soldats le chemin du Cap.

Je n’oublierai jamais l’aspect de cette ville, quand j’en approchai. Les flammes, qui dévoraient les plantations autour d’elle, y répandaient une sombre lumière, obscurcie par les torrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Des tourbillons d’étincelles, formés par les menus débris embrasés des cannes à sucre, et emportés avec violence comme une neige abondante sur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillés dans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d’un incendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaient la proie. C’était un spectacle affreux et imposant que de voir d’un côté les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer au fléau terrible l’unique toit qui allait leur rester de tant de richesses ; tandis que, de l’autre, les navires, redoutant le même sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste aux malheureux colons, s’éloignaient à pleines voiles sur une mer teinte des feux sanglants de l’incendie.