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BUG-JARGAL.

du défaut de vivres, et que je n’ai pas besoin de ta science, nécessaire par excellence !

Cette vigoureuse déclaration déconcerta le pauvre économiste ; il essaya pourtant encore une dernière planche de salut.

— Mes études ne se sont pas bornées à l’éducation du bétail. J’ai d’autres connaissances spéciales qui peuvent vous être fort utiles. Je vous indiquerai les moyens d’exploiter la braie et les mines de charbon de terre.

— Que m’importe ! dit Biassou. Quand j’ai besoin de charbon, je brûle trois lieues de forêt.

— Je vous enseignerai à quel emploi est propre chaque espèce de bois, poursuivit le prisonnier ; le chicaron et le sabiecca pour les quilles de navire ; les yabas pour les courbes ; les tocumas[1] pour les membrures ; les hacamas, les gaïacs, les cèdres, les accomas…

Que te lleven todos los domonios de los diez-y-siete infiernos[2] ! s’écria Biassou impatienté.

— Plaît-il, mon gracieux patron. dit l’économiste tout tremblant, et qui n’entendait pas l’espagnol.

— Écoute, reprit Biassou, je n’ai pas besoin de vaisseaux. Il n’y a qu’un emploi vacant dans ma suite ; ce n’est pas la place de mayor-domo, c’est la place de valet de chambre. Vois, señor filosofo, si elle te convient. Tu me serviras à genoux ; tu m’apporteras la pipe, le calalou[3] et la soupe de tortue ; et tu porteras derrière moi un éventail de plumes de paon ou de perroquet, comme ces deux pages que tu vois. Hum ! réponds, veux-tu être mon valet de chambre ?

Le citoyen C***, qui ne songeait qu’à sauver sa vie, se courba jusqu’à terre avec mille démonstrations de joie et de reconnaissance.

— Tu acceptes donc ? demanda Biassou.

— Pouvez-vous douter, mon généreux maître, que j’hésite un moment devant une si insigne faveur que celle de servir votre personne ?

À cette réponse, le ricanement diabolique de Biassou devint éclatant. Il croisa les bras, se leva d’un air de triomphe, et, repoussant du pied la tête du blanc prosterné devant lui, il s’écria d’une voix haute :

— J’étais bien aise d’éprouver jusqu’où peut aller la lâcheté des blancs, après avoir vu jusqu’où peut aller leur cruauté ! Citoyen C***, c’est à toi que je dois ce double exemple. Je te connais ! comment as-tu été assez stupide pour ne pas t’en apercevoir ? C’est toi qui as présidé aux supplices de juin, de juillet et d’août ; c’est toi qui as fait planter cinquante têtes de noirs des

  1. Néfliers.
  2. Que puissent t’emporter tous les démons des dix-sept enfers !
  3. Ragoût créole.