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BUG-JARGAL.

J’oubliais que j’étais attaché de manière à ne pouvoir faire presque aucun mouvement. J’abaissai comme involontairement les yeux sur mon côté pour y chercher mon épée. Cette intention visible le frappa. Il prit un air ému, mais doux.

— Non, dit-il, non, je n’approcherai pas. Tu es malheureux, je te plains ; toi, tu ne me plains pas, quoique je sois plus malheureux que toi.

Je haussai les épaules. Il comprit ce reproche muet. Il me regarda d’un air rêveur.

— Oui, tu as beaucoup perdu ; mais, crois-moi, j’ai perdu plus que toi.

Cependant ce bruit de voix avait réveillé les six nègres qui me gardaient. Apercevant un étranger, ils se levèrent précipitamment en saisissant leurs armes ; mais dès que leurs regards se furent arrêtés sur Pierrot, ils poussèrent un cri de surprise et de joie, et tombèrent prosternés en battant la terre de leurs fronts.

Mais les respects que ces nègres rendaient à Pierrot, les caresses que Rask portait alternativement de son maître à moi, en me regardant avec inquiétude, comme étonné de mon froid accueil, rien ne faisait impression sur moi en ce moment. J’étais tout entier à l’émotion de ma rage, rendue impuissante par les liens qui me chargeaient.

— Oh ! m’écriai-je enfin, en pleurant de fureur sous les entraves qui me retenaient, oh ! que je suis malheureux ! Je regrettais que ce misérable se fût fait justice à lui-même ; je le croyais mort, et je me désolais pour ma vengeance. Et maintenant le voilà qui vient me narguer lui-même ; il est là, vivant, sous mes yeux, et je ne puis jouir du bonheur de le poignarder ! Oh ! qui me délivrera de ces exécrables nœuds ?

Pierrot se retourna vers les nègres, toujours en adoration devant lui.

— Camarades, dit-il, détachez le prisonnier !