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BUG-JARGAL.

— Mais comment se fait-il avec cela, reprit-elle, qu’il soit amoureux de moi ? En es-tu sûr ?

— Sûr maintenant ! lui dis-je. C’est lui qui, sur le point de me poignarder, s’est laissé fléchir par la crainte de t’affliger ; c’est lui qui te chantait ces chansons d’amour dans le pavillon de la rivière.

— Vraiment ! reprit Marie avec une naïve surprise, c’est ton rival ! Le méchant homme aux soucis est ce bon Pierrot ! Je ne puis croire cela. Il était avec moi si humble, si respectueux, plus que lorsqu’il était notre esclave ! Il est vrai qu’il me regardait quelquefois d’un air singulier ; mais ce n’était que de la tristesse, et je l’attribuais à mon malheur. Si tu savais avec quel dévouement passionné il m’entretenait de mon Léopold ! Son amitié parlait de toi presque comme mon amour.

Ces explications de Marie m’enchantaient et me désolaient à la fois. Je me rappelais avec quelle cruauté j’avais traité ce généreux Pierrot, et je sentais toute la force de son reproche tendre et résigné : — Ce n’est pas moi qui suis ingrat !

En ce moment Pierrot rentra. Sa physionomie était sombre et douloureuse. On aurait dit un condamné qui revient de la torture, mais qui en a triomphé. Il s’avança vers moi à pas lents, et me dit d’une voix grave, en me montrant le poignard que j’avais placé dans ma ceinture :

— L’heure est écoulée.

— L’heure ! quelle heure ? lui dis-je.

— Celle que tu m’avais accordée ; elle m’était nécessaire pour te conduire ici. Je t’ai supplié alors de me laisser la vie, maintenant je te conjure de me l’ôter.

Les sentiments les plus doux du cœur, l’amour, l’amitié, la reconnaissance, s’unissaient en ce moment pour me déchirer. Je tombai aux pieds de l’esclave, sans pouvoir dire un mot, en sanglotant amèrement. Il me releva avec précipitation.

— Que fais-tu ? me dit-il.

— Je te rends l’hommage que je te dois ; je ne suis plus digne d’une amitié comme la tienne. Ta reconnaissance ne peut aller jusqu’à me pardonner mon ingratitude.

Sa figure eut quelque temps encore une expression de rudesse ; il paraissait éprouver de violents combats ; il fit un pas vers moi et recula, il ouvrit la bouche et se tut. Ce moment fut de courte durée ; il m’ouvrit ses bras en disant :

— Puis-je à présent t’appeler frère ?

Je ne lui répondis qu’en me jetant sur son cœur.