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BUG-JARGAL.

seulement sortira de cette voûte et repassera par ce chemin. — Je dédaignai de répondre. Nous avançâmes dans l’obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort ; nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu’il devait être produit par une chute d’eau ; je ne me trompais pas.

Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme intérieure, formée par la nature dans le centre de la montagne. La plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était inondée par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Au-dessus de cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d’une couleur jaunâtre. Cette voûte était traversée presque dans toute sa largeur par une crevasse à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d’arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l’extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans un gouffre au fond duquel semblait flotter, sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse. Sur l’abîme se penchait un vieil arbre, dont les plus hautes branches se mêlaient à l’écume de la cascade, et dont la souche noueuse perçait le roc, un ou deux pieds au-dessous du bord. Cet arbre, baignant ainsi à la fois dans le torrent sa tête et sa racine, qui se projetait sur le gouffre comme un bras décharné, était si dépouillé de verdure qu’on n’en pouvait reconnaître l’espèce. Il offrait un phénomène singulier : l’humidité qui imprégnait ses racines l’empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte lui arrachait successivement ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.