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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/532

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BUG-JARGAL.

cœur d’homme une haine ardente, implacable, éternelle, comme le stigmate d’infamie qui flétrit ma poitrine ? Oh ! pour avoir souffert si longtemps, que ma vengeance a été courte ! Que n’ai-je pu faire endurer à mon odieux tyran tous les tourments qui renaissaient pour moi à tous les moments de tous les jours ! Que n’a-t-il pu avant de mourir connaître l’amertume de l’orgueil blessé et sentir quelles traces brûlantes laissent les larmes de honte et de rage sur un visage condamné à un rire perpétuel ! Hélas ! il est bien dur d’avoir tant attendu l’heure de punir, et d’en finir d’un coup de poignard ! Encore s’il avait pu savoir quelle main le frappait ! Mais j’étais trop impatient d’entendre son dernier râle ; j’ai enfoncé trop vite le couteau ; il est mort sans m’avoir reconnu, et ma fureur a trompé ma vengeance ! Cette fois, du moins, elle sera plus complète. Tu me vois bien, n’est-ce pas ? Il est vrai que tu dois avoir peine à me reconnaître dans le nouveau jour qui me montre à toi ! Tu ne m’avais jamais vu que sous un air riant et joyeux ; maintenant que rien n’interdit à mon âme de paraître dans mes yeux, je ne dois plus me ressembler. Tu ne connaissais que mon masque ; voici mon visage !

Il était horrible.

— Monstre ! m’écriai-je, tu te trompes, il y a encore quelque chose du baladin dans l’atrocité de tes traits et de ton cœur.

— Ne parle pas d’atrocité ! interrompit Habibrah. Songe à la cruauté de ton oncle…

— Misérable ! repris-je indigné, s’il était cruel, c’était par toi ! Tu plains le sort des malheureux esclaves ; mais pourquoi alors tournais-tu contre tes frères le crédit que la faiblesse de ton maître t’accordait ? Pourquoi n’as-tu jamais essayé de le fléchir en leur faveur ?

— J’en aurais été bien fâché ! Moi, empêcher un blanc de se souiller d’une atrocité ! Non ! non ! Je l’engageais au contraire à redoubler de mauvais traitements envers ses esclaves, afin d’avancer l’heure de la révolte, afin que l’excès de l’oppression amenât enfin la vengeance ! En paraissant nuire à mes frères, je les servais !

Je restai confondu devant une si profonde combinaison de la haine.

— Eh bien ! continua le nain, trouves-tu que j’ai su méditer et exécuter ? Que dis-tu du bouffon Habibrah ? Que dis-tu du fou de ton oncle ?

— Achève ce que tu as si bien commencé, lui répondis-je. Fais-moi mourir, mais hâte-toi !

Il se mit à se promener de long en large sur la plate-forme, en se frottant les mains.

— Et s’il ne me plaît pas de me hâter, à moi ? si je veux jouir à mon aise de tes angoisses ? Vois-tu, Biassou me devait ma part dans le butin du dernier pillage. Quand je t’ai vu au camp des noirs, je ne lui ai demandé