Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/83

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cette intelligence infernale, oubliant que la ciguë ne s’était point changée en lys dans les serres chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de ses soins en s’enfuyant une belle nuit sur un tronc d’arbre, à travers les mers, et en éclairant sa fuite de l’incendie du manoir épiscopal. Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment s’est transporté en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre aujourd’hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines de Faroër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les décombres ; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le village qu’il dominait ; le pont de Half-Broën croulant du haut des roches sous le passage des voyageurs ; la cathédrale de Drontheim incendiée ; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu’il lui pousse un poil de la barbe à chaque crime ; en ce cas sa barbe doit être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d’une fois essayé d’arrêter la crue extraordinaire de cette barbe.

Schumacker rompit encore le silence.

— Et tous les efforts pour s’emparer de cet homme, dit-il avec un regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains ? J’en félicite la grande-chancellerie.

L’officier ne comprit pas le sarcasme de l’ex-grand-chancelier.

— Han a jusqu’ici été aussi imprenable qu’Horatius surnommé Coclès. Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt ou tout fuit devant lui. C’est un démon qu’on ne saurait éviter ni atteindre ; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le cherchent, c’est de ne pas le trouver.

— La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en s’asseyant familièrement près d’Éthel, qui se rapprocha de son père, de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce n’est pas sans intention que j’ai recueilli ces singulières traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante auditrice partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la damoiselle Scudéry, l’Artamène ou la Clélie, dont je n’ai encore lu que six volumes, mais qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre à mes yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui deviendrai Durtinianum, verrait ses forêts se changer, sous ma baguette magique, en