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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome I.djvu/94

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Mon cher précepteur, vous seriez un écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient garnison.

— En vérité ! dit Musdœmon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à capituler, en lui faisant donner l’assaut par l’Amour, au lieu de se borner au blocus des Petits Soins ?

— Peine perdue, mon cher ; l’Amour s’est bien introduit dans la place, mais il y sert de renfort à la Pudeur.

— Ah ! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l’Amour pour vous…

— Et qui vous dit, Musdœmon, qu’il est pour moi ?

— Et pour qui donc ? s’écrièrent à la fois Musdœmon et la comtesse, qui jusqu’alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du lieutenant venaient de rappeler Ordener.

Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi courtoise lui revint à l’esprit et changea sa gaieté en embarras.

— Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui… mais… quelque rustaud, peut-être… quelque vassal…

— Quelque soldat de la garnison ? dit Musdœmon en éclatant de rire.

— Quoi, mon fils ! s’écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr qu’elle aime un paysan, un vassal ? — Quel bonheur si vous en étiez sûr !

— Eh ! sans doute, j’en suis sûr. Ce n’est point un soldat de la garnison, ajouta le lieutenant d’un air piqué. Mais je suis assez sûr de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d’abréger mon très inutile exil dans ce maudit château.

Le visage de la comtesse s’était éclairci en apprenant la chute de la jeune fille. L’empressement d’Ordener Guldenlew à se rendre à Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes différentes. Elle en fit les honneurs à son fils.

— Vous nous donnerez tout à l’heure, Frédéric, des détails sur les amours d’Éthel Schumacker ; ils ne m’étonnent pas, fille de rustre ne peut aimer qu’un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui vous a procuré hier l’honneur de voir certain personnage faire les premières démarches pour vous connaître.

— Comment ! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux, — quel personnage ?

— Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu visite hier ? Vous voyez que je suis instruite.

— Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j’ai vu hier autre visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles tours !

— Comment, Frédéric, vous n’avez vu personne ?

— Personne, ma mère, en vérité !