Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome II.djvu/85

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
61
SUITE DES INCONVÉNIENTS.

temps battu le pavé de Paris sous le nom éternel de gamins, et qui, lorsque nous étions enfants aussi, nous ont jeté des pierres à tous le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n’étaient pas déchirés, un essaim de ces jeunes drôles accourait vers le carrefour où gisait Gringoire, avec des rires et des cris qui paraissaient se soucier fort peu du sommeil des voisins. Ils traînaient après eux je ne sais quel sac informe ; et le bruit seul de leurs sabots eût réveillé un mort. Gringoire, qui ne l’était pas encore tout à fait, se souleva à demi.

— Ohé, Hennequin Dandèche ! ohé, Jehan Pincebourde ! criaient-ils à tue-tête ; le vieux Eustache Moubon, le marchand feron du coin, vient de mourir. Nous avons sa paillasse, nous allons en faire un feu de joie. C’est aujourd’hui les flamands !

Et voilà qu’ils jetèrent la paillasse précisément sur Gringoire, près duquel ils étaient arrivés sans le voir. En même temps, un d’eux prit une poignée de paille qu’il alla allumer à la mèche de la bonne Vierge.

— Mort-Christ ! grommela Gringoire, est-ce que je vais avoir trop chaud maintenant ?

Le moment était critique. Il allait être pris entre le feu et l’eau ; il fit un effort surnaturel, un effort de faux monnayeur qu’on va bouillir et qui tâche de s’échapper. Il se leva debout, rejeta la paillasse sur les gamins, et s’enfuit.

— Sainte Vierge ! crièrent les enfants ; le marchand feron qui revient !

Et ils s’enfuirent de leur côté.

La paillasse resta maîtresse du champ de bataille. Belleforêt, le Père le Juge et Corrozet assurent que le lendemain elle fut ramassée avec grande pompe par le clergé du quartier et portée au trésor de l’église Sainte-Opportune, où le sacristain se fit jusqu’en 1789 un assez beau revenu avec le grand miracle de la statue de la Vierge du coin de la rue Mauconseil, qui avait, par sa seule présence, dans la mémorable nuit du 6 au 7 janvier 1482, exorcisé défunt Eustache Moubon, lequel, pour faire niche au diable, avait, en mourant, malicieusement caché son âme dans sa paillasse.