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LES MISÉRABLES. — FANTINE.

n’était plus le tilbury. La carriole était dure et très lourde. Avec cela force montées.

Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues.

À Saint-Pol il détela à la première auberge venue, et fit mener le cheval à l’écurie. Comme il l’avait promis à Scaufflaire, il se tint près du râtelier pendant que le cheval mangeait. Il songeait à des choses tristes et confuses. La femme de l’aubergiste entra dans l’écurie.

— Est-ce que monsieur ne veut pas déjeuner ?

— Tiens, c’est vrai, dit-il, j’ai même bon appétit.

Il suivit cette femme qui avait une figure fraîche et réjouie. Elle le conduisit dans une salle basse où il y avait des tables ayant pour nappes des toiles cirées.

— Dépêchez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. Je suis pressé.

Une grosse servante flamande mit son couvert en toute hâte. Il regardait cette fille avec un sentiment de bien-être.

— C’est là ce que j’avais, pensa-t-il. Je n’avais pas déjeuné.

On le servit. Il se jeta sur le pain, mordit une bouchée, puis le reposa lentement sur la table et n’y toucha plus.

Un roulier mangeait à une autre table. Il dit à cet homme :

— Pourquoi leur pain est-il donc si amer ?

Le roulier était allemand et n’entendit pas.

Il retourna dans l’écurie près du cheval.

Une heure après, il avait quitté Saint-Pol et se dirigeait vers Tinques qui n’est qu’à cinq lieues d’Arras.

Que faisait-il pendant ce trajet ? À quoi pensait-il ? Comme le matin, il regardait passer les arbres, les toits de chaume, les champs cultivés, et les évanouissements du paysage qui se disloque à chaque coude du chemin. C’est là une contemplation qui suffit quelquefois à l’âme et qui la dispense presque de penser. Voir mille objets pour la première et pour la dernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond ! Voyager, c’est naître et mourir à chaque instant. Peut-être, dans la région la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre ces horizons changeants et l’existence humaine. Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuite devant nous. Les obscurcissements et les clartés s’entremêlent : après un éblouissement, une éclipse ; on regarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce qui passe ; chaque événement est un tournant de la route ; et tout à coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout est noir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la vie qui vous traînait s’arrête, et l’on voit quelqu’un de voilé et d’inconnu qui le dételle dans les ténèbres.