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PRÉFACE PHILOSOPHIQUE.

mais par l’enlisement dans les infusoires. Tout s’enfoncerait lentement et s’effacerait sous le niveau montant des féculences de la mer. Pas à pas, par une sorte de marée insensible et irrésistible, l’oaze, au fond de l’océan, engloutirait les ruines des navires comme le sable engloutit les carcasses des temples dans le désert.

Quoi qu’il en soit, les conjectures sont ouvertes. Il y a une énigme sous la mer, la disparition des épaves. Parviendra-t-on jamais à saisir cet inconnu qui se cache sous l’eau ? Le monde sous-marin sera-t-il découvert ? Le sondage aura-t-il son Christophe Colomb ?

Cette gigantesque nappe de vase visqueuse qu’on appelle oaze est toute formée de squelettes d’infusoires inconnus à l’œil humain. Seulement, dans l’Atlantique, il y a des nappes de cette vase d’un million de milles anglais carrés. Les animalcules abondent sur les côtes au point d’encombrer les passes et de fermer les ports. Une seule variété de polycistinées couvre le fond de la mer du golfe du Mexique à Oran.

Les courants sont chargés de les porter où il faut qu’ils aillent. Cette fonction se fait avec l’exactitude impassible de l’absolu. Au cap Horn, il y a une bifurcation mystérieuse. Deux de ces fleuves de la mer, venus parallèlement du pôle austral, se séparent là ; ils charrient chacun une famille différente de foraminifères. Ils longent, le premier la côte orientale, le second la côte occidentale de l’Amérique du Sud. L’un approvisionne l’Atlantique, l’autre le Pacifique.

Ainsi se fait la grande construction inconnue.

Voilà ce qui est sous le navire pendant que, les mâts penchés, les voiles haletantes, la barre oscillante, il erre et il flotte, porteur de la pensée humaine, couvert de nuit, battu des souffles, épiant les voies d’eau dans sa cale, attentif aux mouvements démesurés des groupes stellaires, perdu dans l’anarchie des vagues.

La mer travaille sous lui.

D’incommensurables polypiers (identiques aux terrains jurassiques) s’agrègent dans l’obscurité. Les cellules des madrépores groupées, superposées, enchevêtrées, étagées, amoncelées, s’escaladent les unes les autres, partent d’en bas, arrivent en haut. Des millions et des millions de flots passent, des millions et des millions d’années s’écoulent. La Babel de la mer monte silencieusement du fond du gouffre ; tout à coup la vague se ride, une cime monstrueuse l’affleure ; c’est un univers qui éclôt.

C’est la pléiade d’archipels du Pacifique qui émerge ; c’est la Polynésie