Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/401

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
385
PRÉFACE PHILOSOPHIQUE.

absolue. Ils en conviennent ; quelques-uns même s’en vantent ; la démocratie excluant l’hypocrisie. Heureusement le principe démocratique a encore plus de force vivifiante que le principe matérialiste n’a de puissance desséchante ; quand on a bu aux sources vives de 89, l’empoisonnement du cœur n’est plus possible, et, presque toujours, à l’heure des occasions suprêmes, quand, dans un de ces démocrates sceptiques, l’homme qui doute se trouve aux prises avec l’homme qui agit, c’est la lumière héroïque de l’idéal qui prévaut et qui détermine l’action ; de là des conduites sublimes qui démentent l’aridité des théories, et de glorieux manques de logique.

Au commencement de 1852, j’étais à Bruxelles. Un jour, quelqu’un poussa ma porte et entra. C’était un homme jeune, au sourire franc, à l’œil sincère et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante, montrant beaucoup de linge très blanc, ayant un gilet de velours à boutons ciselés, des gants paille, une fleur à la boutonnière, et un jonc à la main. À la question que je lui adressai, il me répondit : — Je suis prêtre.

— Ou plutôt, reprit-il, je l’ai été. Je ne le suis plus. J’ai quitté le faux pour le vrai. Aujourd’hui, monsieur, je suis ce que vous êtes, un proscrit.

Je priai ce proscrit de s’asseoir.

— Je me nomme Anatole Leray, me dit-il.

Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l’avait élevé de telle sorte qu’un matin, à vingt-cinq ans, il s’était trouvé prêtre. Cela l’avait réveillé. Le songe d’une longue éducation mystérieuse s’était comme dissipé pour Anatole Leray le jour où il avait vu, brusquement, en pleine jeunesse, un mur, un mur infranchissable, un mur d’ombre et de granit, la prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première messe lui avait fait l’effet de sa dernière heure. En descendant de l’autel, il s’était apparu à lui-même comme un spectre. Il était resté béant, l’œil fixé sur la terreur de la vie impossible. Il avait vingt-cinq ans ; il sentait toute la création dans ses veines ; il était, de par la volonté de la réalité, plein de la sève universelle ; et il était forcé de se déclarer que, pour lui désormais, cette fermentation des instincts n’était plus qu’un bouillonnement de fautes. Bref, il n’avait pas la vocation ; et il s’effrayait de le reconnaître si tard. Cette résistance du prêtre au sacerdoce s’accrut silencieusement en lui pendant plusieurs années ; il combattit, il se roidit, il se meurtrit le cœur à ce qu’on lui avait imposé comme devoir ; il fut sévère, fidèle et honnête envers l’autel ; enfin, après bien des souffrances, il sortit de la lutte vaincu. C’est-à-dire vainqueur. L’homme triompha du prêtre. Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte et irrésistible nature. Ce sont là les expressions même dont il se servait en expliquant le fait. Et, loyalement, aimant mieux