Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/86

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
70
LES MISÉRABLES. — FANTINE.

d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, était allé mettre son cheval à l’écurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin même il avait rencontré cet étranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras d’Asse et… (j’ai oublié le nom. Je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, l’homme, qui paraissait déjà très fatigué, lui avait demandé de le prendre en croupe ; à quoi le poissonnier n’avait répondu qu’en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait raconté sa désagréable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. L’homme était retombé dans ses réflexions.

La cabaretier revint à la cheminée, posa brusquement sa main sur l’épaule de l’homme, et lui dit :

— Tu vas t’en aller d’ici.

L’étranger se retourna et répondit avec douceur :

— Ah ! vous savez ?…

— Oui.

— On m’a renvoyé de l’autre auberge.

— Et l’on te chasse de celle-ci.

— Où voulez-vous que j’aille ?

— Ailleurs.

L’homme prit son bâton et son sac, et s’en alla.

Comme il sortait, quelques enfants, qui l’avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et qui semblaient l’attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur ses pas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfants se dispersèrent comme une volée d’oiseaux.

Il passa devant la prison. À la porte pendait une chaîne de fer attachée à une cloche. Il sonna.

Un guichet s’ouvrit.

— Monsieur le guichetier, dit-il en ôtant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et me loger pour cette nuit ?

Une voix répondit :

— Une prison n’est pas une auberge. Faites-vous arrêter. On vous ouvrira.

Le guichet se referma.

Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égayé la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d’un seul étage dont la fenêtre était éclairée. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’était une grande chambre blanchie à la chaux, avec un lit drapé d’indienne imprimée.