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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IV.djvu/384

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LES MISÉRABLES. — MARIUS.

le pur sang des principes coulait dans leurs veines. Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire au droit incorruptible et au devoir absolu.

Affiliés et initiés, ils ébauchaient souterrainement l’idéal.

Parmi tous ces cœurs passionnés et tous ces esprits convaincus, il y avait un sceptique. Comment se trouvait-il là ? Par juxtaposition. Ce sceptique s’appelait Grantaire, et signait habituellement de ce rébus : R. Grantaire était un homme qui se gardait bien de croire à quelque chose. C’était du reste un des étudiants qui avaient le plus appris pendant leurs cours à Paris ; il savait que le meilleur café était au café Lemblin, et le meilleur billard au café Voltaire, qu’on trouvait de bonnes galettes et de bonnes filles à l’Ermitage sur le boulevard du Maine, des poulets à la crapaudine chez la mère Saguet, d’excellentes matelotes barrière de la Cunette, et un certain petit vin blanc barrière du Combat. Pour tout, il savait les bons endroits ; en outre la savate et le chausson, quelques danses, et il était profond bâtonniste. Par-dessus le marché, grand buveur. Il était laid démesurément ; la plus jolie piqueuse de bottines de ce temps-là, Irma Boissy, indignée de sa laideur, avait rendu cette sentence : Grantaire est impossible ; mais la fatuité de Grantaire ne se déconcertait pas. Il regardait tendrement et fixement toutes les femmes, ayant l’air de dire de toutes : si je voulais ! et cherchant à faire croire aux camarades qu’il était généralement demandé.

Tous ces mots : droit du peuple, droits de l’homme, contrat social, révolution française, république, démocratie, humanité, civilisation, religion, progrès, étaient, pour Grantaire, très voisins de ne rien signifier du tout. Il en souriait. Le scepticisme, cette carie sèche de l’intelligence, ne lui avait pas laissé une idée entière dans l’esprit. Il vivait avec ironie. Ceci était son axiome : Il n’y a qu’une certitude, mon verre plein. Il raillait tous les dévouements dans tous les partis, aussi bien le frère que le père, aussi bien Robespierre jeune que Loizerolles. — Ils sont bien avancés d’être morts, s’écriait-il. Il disait du crucifix : Voilà une potence qui a réussi. Coureur, joueur, libertin, souvent ivre, il faisait à ces jeunes songeurs le déplaisir de chantonner sans cesse : J’aimons les filles et j’aimons le bon vin. Air : Vive Henri IV.

Du reste ce sceptique avait un fanatisme. Ce fanatisme n’était ni une idée, ni un dogme, ni un art, ni une science ; c’était un homme : Enjolras. Grantaire admirait, aimait et vénérait Enjolras. À qui se ralliait ce douteur anarchique dans cette phalange d’esprits absolus ? Au plus absolu. De quelle façon Enjolras le subjuguait-il ? Par les idées ? Non. Par le caractère. Phénomène souvent observé. Un sceptique qui adhère à un croyant, cela est simple comme la loi des couleurs complémentaires. Ce qui nous manque nous attire. Personne n’aime le jour comme l’aveugle. La naine adore le