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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

Je vous entends d’ici murmurer : il a déjà fait ces recommandations-là tout à l’heure. Ah ! vous vous plaignez des répétitions. Le clou qu’on enfonce aussi.

Je continue.

Les égoïsmes sont de plusieurs genres et ont, selon le cas, des ramages différents.

Il y a un égoïsme qui regarde les martyrs et qui dit : ce sont des insensés. Gare ! ils se dévouent. À quoi bon ? qui est-ce qui le leur demande ? à qui en veulent-ils ? Pourquoi ce goût d’être bannis, fouettés, conspués, suppliciés ? de quel droit meurent-ils ? cela nous dérange. Ils font cela par devoir, disent-ils. Belle folie ! où mettent-ils leur bon sens ? des gens qui pourraient vivre tranquilles ! encore s’ils ne nuisaient qu’à eux-mêmes ! mais il suffit d’avoir été salué par eux pour être suspect. J’ai connu celui-ci, et en se faisant persécuter, en se faisant emprisonner, en se faisant bannir, en se faisant mettre à la mort, il me compromet. Par Jupiter ! laissons-les passer. Prenons garde aux éclaboussures de leur sang. Abritons-nous de façon à ne pas être atteints par leur malheur. Le tonneau de Régulus roule. Otons-nous de devant.

Un autre égoïsme regarde les pauvres et dit : Écartons-nous. Ces êtres ont la peste. On devrait mettre un drapeau noir sur une famille qui a faim. Cela mord. Tous les vices leur font une lèpre à la face. Gare ! ce sont des gueux.

Et là où l’on devrait adhérer, on déserte. Là où l’on devrait secourir, on accable.

La prospérité est capiteuse. C’est un bon vin dont l’ivresse est mauvaise. Quand donc ceux qui vivent dans leur moi comprendront-ils que l’égoïsme ne donne pas un bon étourdissement ? Soyez heureux, ne soyez point béat.

Il faut, quand on est en haut, savoir ne pas être heureux avec négligence. Cette funeste négligence inconsciente des heureux cause, sans le vouloir et par inertie, d’affreux malheurs au-dessous d’eux.

L’excès de jouissance dans une région engendre dans l’autre région un vide qui se remplit avec de la souffrance. Le trop en haut produit le moins en bas. Les heureux doivent craindre d’exiger du sort trop de bonheur. La prostitution, le vol, les miasmes, les haillons, les ulcères, sont les réponses à de certaines demandes exagérées de félicité.

Redoutable phénomène et digne d’attention, que cette production des enfers par les paradis ! le milliard dépensé à Versailles a fait manger de l’herbe dans les champs et ronger des os dans les cimetières, aux petits enfants. Les dérivations sont étranges et infinies dans l’ordre moral. La solution de continuité est une expression purement abstraite et n’existe nulle part. Ce qui est distant pour notre prunelle grossière adhère dans l’invisible. Vous ne vous doutez guère qu’il y a connexité entre ce qui se passe dans votre for intérieur et ce qui se passe dans le grenier de votre maison. L’examen de vous-même que vous faites ou que vous ne faites point est étroitement lié au pain que le pauvre aura ou n’aura pas. L’étincelle morale réveillée dans votre âme allumera du feu au-dessus de votre tête dans une mansarde. Quand il n’y aura plus de conscience ici, il y aura moins de malheur là.

89 ne sera compris et exécuté que lorsque la dernière guenille aura disparu. Tant qu’il y a eu des sujets, les misérables étaient, pour ainsi dire, de droit ; mais là où il n’y a que des citoyens, il ne peut plus y avoir de misérables. La révolution française, en biffant la fausse aristocratie et en promulguant l’égalité, ne diminue pas l’homme,