il était, comme il le disait lui-même, libéral ; devenu républicain, il se trouve conduit à modifier la nature et les sentiments de quelques-uns de ses personnages, à envisager les événements politiques sous un autre angle, à agrandir son cadre ; nous avons donné déjà plus haut les étapes successives de ce travail, nous nous bornons ici à marquer simplement l’emploi de son temps. Or cette lecture de son manuscrit qui l’amenait à dégager plus nettement la partie philosophique et morale de son œuvre, lui révélait en même temps toutes les lacunes, toutes les imperfections, toutes les omissions de sa première improvisation. Il avait non seulement toute sa dernière partie à faire, mais les quatre premières parties à compléter, à élargir ; donc, du 26 avril au 12 mai il avait relu son manuscrit ; puis du 12 mai au 30 décembre il avait écrit d’abord sa préface philosophique, puis revécu son roman tout entier. Pendant ces huit mois il n’avait pas écrit une ligne des Misérables, comme le constatent ses carnets à la date du 30 décembre :
Aujourd’hui 30 décembre 1860, je me suis remis à écrire les Misérables. Du 26 avril au 12 mai j’ai relu le manuscrit. Du 12 mai au 30 décembre j’ai passé sept mois à pénétrer de méditation et de lumière l’œuvre entière présente à mon esprit, afin qu’il y ait unité absolue entre ce que j’ai écrit il y a douze ans et ce que je vais écrire aujourd’hui. Du reste tout était solidement construit. Provisa res. Aujourd’hui je reprends (pour ne plus la quitter, j’espère) l’œuvre interrompue le 21 février 1848.
Et en effet elle était interrompue à la fin de la quatrième partie, livre quinzième la Rue de l’Homme-Armé, chapitre i, Buvard, bavard ; Victor Hugo avait écrit le 21 février 1848 le chapitre qui commençait ainsi :
« Qu’est-ce que les émotions commotions d’une ville auprès des émeutes excitations de l’âme… »
Cette seule indication prouve encore que le roman était écrit dans ses quatre premières parties. Il se remettait donc à son travail en janvier 1861. Et sur une chemise on lit cette indication portant la date du 7 janvier 1861 : « Substituer partout Jean Valjean à Jean Vlajean » ; sur un dossier de la même date cette note :
24 mars 1861. Cette copie devra être collationnée mot à mot sur le manuscrit. Mettre partout Jean Valjean.
Or cette note de 1861 a été ajoutée sur la chemise d’un dossier de 1847 portant comme titre les Misères, copie, et dans un coin, ces mots de l’écriture de la même époque :
L’épître du 4° dimanche de l’avent, l’évangile du bon pasteur, monseigneur Bienvenu.
C’est donc de cette épître que Victor Hugo s’était inspiré pour tracer la physionomie de son évêque et marquer la portée morale de son roman :
Le Seigneur est mon juge. Ne me jugez donc point avant le temps jusqu’à l’avènement du Seigneur qui produira au grand jour ce qui est caché dans les ténèbres et qui découvrira les plus secrètes pensées des cœurs. Alors chacun recevra de Dieu la louange qu’il aura méritée.
Victor Hugo complète donc, puis achève son roman au début de 1861. Et dans cette période il s’applique à développer et à mieux éclairer les traits de ses divers personnages. C’est en effet en 1861 qu’il fixe par de nouveaux détails les portraits de Mgr Bienvenu, de Gillenormand, de Marius, de Thénardier et de ses jeunes républicains. Il pousse activement son travail jusqu’au 15 mars. Puis il le suspend, ainsi qu’en témoignent ses carnets :
17 mars. J’ai interrompu les Misérables pour les apprêts de voyage.