Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/331

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manquer. Cet Océan n’était plus à elle. Dans cet Océan, il y avait l’Angleterre. L’Angleterre, il est vrai, ne savait comment passer. Eh bien, un homme allait lui jeter le pont, un homme allait lui tendre la main, un homme allait dire à Pitt, à Craig, à Cornwallis, à Dundas, aux pirates : venez ! un homme allait crier : Angleterre, prends la France ! Et cet homme était le marquis de Lantenac.

Cet homme, on le tenait. Après trois mois de chasse, de poursuite, d’acharnement, on l’avait enfin saisi. La main de la révolution venait de s’abattre sur le maudit ; le poing crispé de 93 avait pris le meurtrier royaliste au collet ; par un de ces effets de la préméditation mystérieuse qui se mêle d’en haut aux choses humaines, c’était dans son propre cachot de famille que ce parricide attendait maintenant son châtiment : l’homme féodal était dans l’oubliette féodale ; les pierres de son château se dressaient contre lui et se fermaient sur lui, et celui qui voulait livrer son pays était livré par sa maison. Dieu avait visiblement édifié tout cela. L’heure juste avait sonné ; la révolution avait fait prisonnier cet ennemi public ; il ne pouvait plus combattre, il ne pouvait plus lutter, il ne pouvait plus nuire ; dans cette Vendée où il y avait tant de bras, il était le seul cerveau ; lui fini, la guerre civile était finie ; on l’avait ; dénoûment tragique et heureux ; après tant de massacres et de carnages, il était là, l’homme qui avait tué, et c’était son tour de mourir.

Et il se trouverait quelqu’un pour le sauver !

Cimourdain, c’est-à-dire 93, tenait Lantenac, c’est-à-dire la monarchie, et il se trouverait quelqu’un pour ôter de cette serre de bronze cette proie ! Lantenac, l’homme en qui se concentrait cette gerbe de fléaux qu’on nomme le passé, le marquis de Lantenac était dans la tombe, la lourde porte éternelle s’était refermée sur lui, et quelqu’un viendrait, du dehors, tirer le verrou ! ce malfaiteur social était mort, et avec lui la révolte, la lutte fratricide, la guerre bestiale, et quelqu’un le ressusciterait !

Oh ! comme cette tête de mort rirait !

Comme ce spectre dirait : C’est bon, me voilà vivant, imbéciles !

Comme il se remettrait à son œuvre hideuse ! comme Lantenac se replongerait, implacable et joyeux, dans le gouffre de haine et de guerre ! comme on reverrait, dès le lendemain, les maisons brûlées, les prisonniers massacrés, les blessés achevés, les femmes fusillées !

Et après tout, cette action qui fascinait Gauvain, Gauvain ne se l’exagérait-il pas ?

Trois enfants étaient perdus ; Lantenac les avait sauvés.

Mais qui donc les avait perdus ?

N’était-ce pas Lantenac ?

Qui avait mis ces berceaux dans cet incendie ?