Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/45

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d’avoir des idées, et qui change à chaque instant de direction. Comment arrêter ce qu’il faut éviter ? L’horrible canon se démène, avance, recule, frappe à droite, frappe à gauche, fuit, passe, déconcerte l’attente, broie l’obstacle, écrase les hommes comme des mouches. Toute la terreur de la situation est dans la mobilité du plancher. Comment combattre un plan incliné qui a des caprices ? Le navire a, pour ainsi dire, dans le ventre la foudre prisonnière qui cherche à s’échapper ; quelque chose comme un tonnerre roulant sur un tremblement de terre.

En un instant tout l’équipage fut sur pied. La faute était au chef de pièce qui avait négligé de serrer l’écrou de la chaîne d’amarrage et mal entravé les quatre roues de la caronade ; ce qui donnait du jeu à la semelle et au châssis, désaccordait les deux plateaux, et avait fini par disloquer la brague. Le combleau s’était cassé, de sorte que le canon n’était plus ferme à l’affût. La brague fixe, qui empêche le recul, n’était pas encore en usage à cette époque. Un paquet de mer étant venu frapper le sabord, la caronade mal amarrée avait reculé et brisé sa chaîne, et s’était mise à errer formidablement dans l’entre-pont.

Qu’on se figure, pour avoir une idée de ce glissement étrange, une goutte d’eau courant sur une vitre.

Au moment où l’amarre cassa, les canonniers étaient dans la batterie. Les uns groupés, les autres épars, occupés aux ouvrages de mer que font les marins en prévoyance d’un branle-bas de combat. La caronade, lancée par le tangage, fit une trouée dans ce tas d’hommes et en écrasa quatre du premier coup, puis, reprise et décochée par le roulis, elle coupa en deux un cinquième misérable, et alla heurter à la muraille de bâbord une pièce de la batterie qu’elle démonta. De là le cri de détresse qu’on venait d’entendre. Tous les hommes se pressèrent à l’escalier-échelle. La batterie se vida en un clin d’œil.

L’énorme pièce avait été laissée seule. Elle était livrée à elle-même. Elle était sa maîtresse, et la maîtresse du navire. Elle pouvait en faire ce qu’elle voulait. Tout cet équipage accoutumé à rire dans la bataille tremblait. Dire l’épouvante est impossible.

Le capitaine Boisberthelot et le lieutenant La Vieuville, deux intrépides pourtant, s’étaient arrêtés au haut de l’escalier, et, muets, pâles, hésitants, regardaient dans l’entre-pont. Quelqu’un les écarta du coude et descendit.

C’était leur passager, le paysan, l’homme dont ils venaient de parler le moment d’auparavant.

Arrivé au bas de l’escalier-échelle, il s’arrêta.