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RACINES.

pieds de long, et à l’extrémité de ces chaînes il y avait des carcans. On mettait dans cette cave les hommes condamnés aux galères jusqu’au jour du départ pour Toulon. On les poussait sous cette poutre où chacun avait son ferrement oscillant dans les ténèbres, qui l’attendait. Les chaînes, ces bras pendants, et les carcans, ces mains ouvertes, prenaient ces misérables par le cou. On les rivait, et on les laissait là. La chaîne étant trop courte, ils ne pouvaient se coucher. Ils restaient immobiles dans cette cave, dans cette nuit, sous cette poutre, presque pendus, obligés à des efforts inouïs pour atteindre au pain ou à la cruche, la voûte sur la tête, la boue jusqu’à mi-jambe, leurs excréments coulant sur leurs jarrets, écartelés de fatigue, ployant aux hanches et aux genoux, s’accrochant par les mains à la chaîne pour se reposer, ne pouvant dormir que debout, et réveillés à chaque instant par l’étranglement du carcan ; quelques-uns ne se réveillaient pas. Pour manger, ils faisaient monter avec leur talon le long de leur tibia jusqu’à leur main leur pain qu’on leur jetait dans la boue. Combien de temps demeuraient-ils ainsi ? Un mois, deux mois, six mois quelquefois ; un resta une année. C’était l’antichambre des galères. On était mis là pour un lièvre volé au roi. Dans ce sépulcre enfer, que faisaient-ils ? Ce qu’on peut faire dans un sépulcre, ils agonisaient, et ce qu’on peut faire dans un enfer, ils chantaient. Car où il n’y a plus l’espérance, le chant reste. Dans les eaux de Malte, quand une galère approchait, on entendait le chant avant d’entendre les rames. Le pauvre braconnier Survincent qui avait traversé la prison-cave du Châtelet disait : Ce sont les rimes qui m’ont soutenu. Inutilité de la poésie. À quoi bon la rime ? C’est dans cette cave que sont nées presque toutes les chansons d’argot. C’est de ce cachot du Grand-Châtelet de Paris que vient le mélancolique refrain de la galère de Montgomery : Timaloumisaine, timoulamison. La plupart de ces chansons sont lugubres ; quelques-unes sont gaies ; une est tendre :


Icicaille est le théâtre
Du petit dardant[1].

Vous aurez beau faire, vous n’anéantirez pas cet éternel reste du cœur de l’homme, l’amour.

Dans ce monde des actions sombres, on se garde le secret. Le secret, c’est la chose de tous. Le secret, pour ces misérables, c’est l’unité qui sert de base à l’union. Rompre le secret, c’est arracher à chaque membre de cette communauté farouche quelque chose de lui-même. Dénoncer, dans l’énergique langue d’argot, cela se dit : manger le morceau. Comme si le dénonciateur

  1. Archer, Cupidon.