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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

Elle reprit :

— Je n’ai qu’à crier, on vient, patatras. Vous êtes six ; moi je suis tout le monde.

Thénardier fit un mouvement vers elle.

— Prochez pas ! cria-t-elle.

Il s’arrêta, et lui dit avec douceur :

— Eh bien non. Je n’approcherai pas, mais ne parle pas si haut. Ma fille, tu veux donc nous empêcher de travailler. ? Il faut pourtant que nous gagnions notre vie. Tu n’as donc plus d’amitié pour ton père ?

— Vous m’embêtez, dit Éponine.

— Il faut pourtant que nous vivions, que nous mangions…

— Crevez.

Cela dit, elle s’assit sur le soubassement de la grille en chantonnant :


Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite.
Et le temps perdu.

Elle avait le coude sur le genou et le menton dans sa main, et elle balançait son pied d’un air d’indifférence. Sa robe trouée laissait voir ses clavicules maigres. Le réverbère voisin éclairait son profil et son attitude. On ne pouvait rien voir de plus résolu et de plus surprenant.

Les six escarpes, interdits et sombres d’être tenus en échec par une fille, allèrent sous l’ombre portée de la lanterne, et tinrent conseil avec des haussements d’épaule humiliés et furieux.

Elle cependant les regardait d’un air paisible et farouche.

— Elle a quelque chose, dit Babet. Une raison. Est-ce qu’elle est amoureuse du cab ? C’est pourtant dommage de manquer ça. Deux femmes, un vieux qui loge dans une arrière-cour ; il y a des rideaux pas mal aux fenêtres. Le vieux doit être un guinal[1]. Je crois l’affaire bonne.

— Eh bien, entrez, vous autres, s’écria Montparnasse. Faites l’affaire. Je resterai là avec la fille, et si elle bronche…

Il fit reluire au réverbère le couteau qu’il tenait ouvert dans sa manche.

Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce qu’on voudrait.

Brujon, qui était un peu oracle et qui avait, comme on sait, « donné l’affaire », n’avait pas encore parlé. Il paraissait pensif. Il passait pour ne reculer devant rien, et l’on savait qu’il avait un jour dévalisé, rien que par bravade, un poste de sergents de ville. En outre il faisait des vers et des chansons, ce qui lui donnait une grande autorité.

  1. Un juif.