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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

Il avait fait placer dans sa chambre, devant le chevet de son lit, comme la première chose qu’il voulait voir en s’éveillant, un ancien portrait de son autre fille, celle qui était morte, madame Pontmercy, portrait fait lorsqu’elle avait dix-huit ans. Il regardait sans cesse ce portrait. Il lui arriva un jour de dire en le considérant :

— Je trouve qu’il lui ressemble.

— À ma sœur ? reprit mademoiselle Gillenormand. Mais oui.

Le vieillard ajouta :

— Et à lui aussi.

Une fois, comme il était assis, les deux genoux l’un contre l’autre et l’œil presque fermé, dans une posture d’abattement, sa fille se risqua à lui dire :

— Mon père, est-ce que vous en voulez toujours autant ?…

Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin.

— À qui ? demanda-t-il.

— À ce pauvre Marius ?

Il souleva sa vieille tête, posa son poing amaigri et ridé sur la table, et cria de son accent le plus irrité et le plus vibrant :

— Pauvre Marius, vous dites ! Ce monsieur est un drôle, un mauvais gueux, un petit vaniteux ingrat, sans cœur, sans âme, un orgueilleux, un méchant homme !

Et il se détourna pour que sa fille ne vît pas une larme qu’il avait dans les yeux.

Trois jours après, il sortit d’un silence qui durait depuis quatre heures pour dire à sa fille à brûle-pourpoint :

— J’avais eu l’honneur de prier mademoiselle Gillenormand de ne jamais m’en parler.

La tante Gillenormand renonça à toute tentative et porta ce diagnostic profond : — Mon père n’a jamais beaucoup aimé ma sœur depuis sa sottise. Il est clair qu’il déteste Marius.

« Depuis sa sottise » signifiait : depuis qu’elle avait épousé le colonel.

Du reste, comme on a pu le conjecturer, mademoiselle Gillenormand avait échoué dans sa tentative de substituer son favori, l’officier de lanciers, à Marius. Le remplaçant Théodule n’avait point réussi. M. Gillenormand n’avait pas accepté le quiproquo. Le vide du cœur ne s’accommode point d’un bouche-trou. Théodule, de son côté, tout en flairant l’héritage, répugnait à la corvée déplaire. Le bonhomme ennuyait le lancier, et le lancier choquait le bonhomme. Le lieutenant Théodule était gai sans doute, mais bavard ; frivole, mais vulgaire ; bon vivant, mais de mauvaise compagnie ; il avait des maîtresses, c’est vrai, et il en parlait beaucoup, c’est vrai encore ;