Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome V.djvu/257

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
245
ORIGINALITÉ DE PARIS

offrant impartialement des verres de coco tantôt au gouvernement, tantôt à l’anarchie.

Rien n’est plus étrange ; et c’est là le caractère propre des émeutes de Paris qui ne se retrouve dans aucune autre capitale. Il faut pour cela deux choses, la grandeur de Paris, et sa gaîté. Il faut la ville de Voltaire et de Napoléon.

Cette fois cependant, dans la prise d’armes du 5 juin 1832, la grande ville sentit quelque chose qui était peut-être plus fort qu’elle. Elle eut peur. On vit partout, dans les quartiers les plus lointains et les plus « désintéressés », les portes, les fenêtres et les volets fermés en plein jour. Les courageux s’armèrent, les poltrons se cachèrent. Le passant insouciant et affairé disparut. Beaucoup de rues étaient vides comme à quatre heures du matin. On colportait des détails alarmants, on répandait des nouvelles fatales. — Qu’ils étaient maîtres de la Banque ; — que, rien qu’au cloître de Saint-Merry, ils étaient six cents, retranchés et crénelés dans l’église ; — que la ligne n’était pas sûre ; — qu’Armand Carrel avait été voir le maréchal Clauzel et que le maréchal avait dit : — Ayez d’abord un régiment ; — que Lafayette était malade, mais qu’il leur avait dit pourtant : Je suis a vous. Je vous suivrai partout ou il y aura place pour une chaise ; — qu’il fallait se tenir sur ses gardes ; qu’à la nuit il y aurait des gens qui pilleraient les maisons isolées dans les coins déserts de Paris (ici on reconnaissait l’imagination de la police, cette Anne Radcliffe mêlée au gouvernement) ; — qu’une batterie avait été établie rue Aubryle-Boucher ; — que Lobau et Bugeaud se concertaient, et qu’à minuit, ou au point du jour au plus tard, quatre colonnes marcheraient à la fois sur le centre de l’émeute, la première venant de la Bastille, la deuxième de la Porte Saint-Martin, la troisième de la Grève, la quatrième des halles ; — que peut-être aussi les troupes évacueraient Paris et se retireraient au Champ de Mars ; — qu’on ne savait ce qui arriverait, mais qu’à coup sûr, cette fois, c’était grave. — On se préoccupait des hésitations du maréchal Soult. — Pourquoi n’attaquait-il pas tout de suite ? — Il est certain qu’il était profondément absorbé. Le vieux lion semblait flairer dans cette ombre un monstre inconnu.

Le soir vint, les théâtres n’ouvrirent pas ; les patrouilles circulaient d’un air irrité ; on fouillait les passants ; on arrêtait les suspects. Il y avait à neuf heures plus de huit cents personnes arrêtées ; la préfecture de police était encombrée, la Conciergerie encombrée, la Force encombrée. À la Conciergerie, en particulier, le long souterrain qu’on nomme la rue de Paris était jonché de bottes de paille sur lesquelles gisait un entassement de prisonniers, que l’homme de Lyon, Lagrange, haranguait avec vaillance. Toute cette paille, remuée par tous ces hommes, faisait le bruit d’une averse. Ailleurs les