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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

s’était plaint à Victor Hugo des lenteurs de Lacroix ; il s’en était plaint à Lacroix lui-même. Victor Hugo avait, lui aussi, regretté ces retards, d’autant plus qu’il avait envoyé la fin de son manuscrit le 20 mai. Ah ! cette fois, l’amour-propre de l’éditeur éclate par un coup de tonnerre. Lacroix écrit les 4 et 5 juin une lettre d’une longueur démesurée ; il tient à cœur de défendre son imprimerie de Bruxelles, et il établit une statistique des feuilles envoyées avec les dates :


Je ne crois pas qu’à Paris on eût jamais pu faire autant. Il est vrai qu’on a travaillé jour et nuit à Bruxelles.

Je vous avoue que je ne comprends rien, absolument rien à cette hâte de Paris qui pousse les hauts cris pour 24 heures de plus utilement employées à Bruxelles.


Et l’orgueil de l’éditeur se révolte :


Et la preuve, ma foi ! que nous avions, il me semble, assez bien compris notre affaire et pas trop mal combiné, c’est le retentissement qu’à l’avance avaient déjà les Misérables, c’est l’immense trouée que ce livre avait faite avant de voir le jour, c’est le succès qu’il a obtenu non seulement en France, mais à l’étranger, succès que livre français n’eut jamais à un tel degré dans le monde entier : trois éditions françaises simultanées, Paris, Bruxelles, Leipzig ; neuf traductions en neuf langues étrangères. Vous voyez, cher maître, qu’en somme nous n’avons pas été tout à fait indignes de diriger la publication de votre grande œuvre et que nous avons assez bien porté cette charge d’une gigantesque entreprise, la plus forte qu’on ait faite encore en librairie de tout le siècle, forte par la dépense, forte par l’étendue de l’ouvrage, forte par la rapidité de la publication. Thiers publie un volume par an ou tous les deux ans. Qu’est-ce que cela ? C’est une petite affaire ; mais faire accepter dix volumes en trois mois, 60 francs, faire pénétrer ce livre partout et faire de l’œuvre française de Victor Hugo l’œuvre universelle par excellence, l’œuvre attendue du monde entier ému, je ne pense pas que beaucoup d’éditeurs de Paris y fussent arrivés, peut-être pas un seul.


Lacroix, pour la première fois, se pose en collaborateur important du succès, en éditeur qui a fait accepter dix volumes, et qui était seul capable d’accomplir cette prouesse ; il est irrité :


Si peu susceptible que je sois, je me et nous trouve assez ridicules éditeurs. Et pas un mot à dire ! Directeurs d’une grande publication, la plus importante peut-être de tout le siècle, et mis au deuxième plan !


La colère de Lacroix est intarissable. Certes il reconnaît que le succès a donné à sa maison le moyen de gagner ses chevrons et « une part de l’éclat qui résulte d’une telle victoire ». Mais, sensible aux reproches de Victor Hugo, il veut s’en justifier.

Victor Hugo lui a écrit que les caractères étaient trop peu nombreux. Or, Lacroix répond que le caractère qui sert aux Misérables représente 2,200 kilos de fonte, pouvant fournir de 35 à 40 feuilles c’est-à-dire un volume et demi. Et Lacroix entre dans des détails abondants sur l’envoi des feuilles, la réception des bons à tirer, et l’impossibilité, pendant le laps de temps qui s’écoule, de se servir des caractères qui sont immobilisés. Victor Hugo répond : « Envoyez-moi dix feuilles par jour ». Lacroix riposte qu’il y a les épreuves en seconde et en troisième ; qu’il faudrait dans ce cas pouvoir composer 240 feuilles sans distribuer et que 12,000 kilos de caractères n’y suffiraient pas. Il termine par ce trait :


Vous ici, on composerait dix feuilles par jour, le lendemain on les tirerait tout en en composant dix nouvelles et ainsi de suite. La lettre se dégagerait en 48 heures, peut-être 24 heures, au lieu de 8, 15 ou 24 jours. Me suis-je bien justifié ? et nous condamnez-vous encore ?


Le ciel s’est rasséréné ; après l’éditeur, le littérateur reparaît ardent, enflammé, enivré. Lacroix dans sa lettre du 8 juin