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HISTORIQUE DES MISÉRABLES.

me donnez sur le succès matériel des Misérables au point de vue de la librairie. Je n’en avais pas besoin pour savoir que l’affaire était excellente, mais il ne m’en est pas moins précieux. Je suis heureux de lire dans votre lettre ces quelques lignes : « Nous sommes arrivés à ce résultat que je déclare magnifique, extraordinaire, imprévu même en affaires, d’être rentrés en un an dans nos déboursés sur une somme aussi importante (plus de six cent mille francs)». Et vous pouvez ajouter ceci, que vous avez maintenant pour bénéfices onze années et six mois d’exploitation gratuite d’un livre en dix volumes sur tous les marchés et à nombres illimités.


Cependant Lacroix se plaignait un peu ; il lui restait quatre ou cinq mille exemplaires in-8o en magasin ; ne valait-il pas mieux attendre l’écoulement de ces volumes de luxe avant de lancer l’édition à bon marché, petit format ? Victor Hugo l’exhortait au contraire à publier cette édition, accessible à tous.

Lacroix devait rapidement se convaincre que Victor Hugo avait raison. Les Misérables étaient devenus pour lui une affaire colossale qui servit à établir une fortune que malheureusement il compromit dans de fâcheuses spéculations de terrain.

Il faisait, en 1864, avec Hetzel, les Misérables illustrés ; les tirages étaient énormes.

Hetzel écrivait à Victor Hugo le 18 novembre 1864 : « Ah ! que n’est-ce avec vous que le partage des bénéfices est à faire ! »

Il y avait 300,000 francs de bénéfices par 100,000, et le 30 novembre on était à 105,000 exemplaires.

Eh ! oui, les éditeurs gagnaient des sommes énormes avec les Misérables sous toutes les formes, et le chiffre de 300,000 francs réclamé par Victor Hugo, ce chiffre qui paraissait colossal, qui avait provoqué des cris de stupéfaction, qui avait contribué à répandre cette légende que Victor Hugo était un étonnant homme d’affaires, ce chiffre d’aspect tapageur était bien modeste, de l’avis même d’Hetzel, puisque, les premières curiosités étant déjà un peu épuisées, les Misérables illustrés rapportaient des sommes invraisemblables aux éditeurs. Comme Paul Meurice nous le disait : « Si Victor Hugo avait fait ce que je lui ai conseillé par la suite, s’il avait été son propre éditeur, il eût gagné plus d’un million avec les Misérables ».

La légende de l’homme d’affaires est singulièrement entamée par les faits eux-mêmes et par les chiffres. C’eût été cependant, on l’avouera, l’heure de le devenir. Victor Hugo avait soixante ans.

En résumé, Victor Hugo cédait les Misérables le 4 octobre 1861 à MM. Lacroix et Verboeckhoven pour douze années et moyennant 300,000 francs ; il remettait le 5 décembre à Lacroix les deux premiers volumes de la première partie (Fantine) ; il lui envoyait : le 23 janvier 1862, le premier livre de la seconde partie (Cosette), et le 29 janvier, la fin de la seconde partie ; le 13 mars, la troisième partie (Marius) ; le 2, le 17, le 24 avril, les livres de la quatrième partie (l’Idylle rue Plumet et l’Épopée rue Saint-Denis) ; le 8 et le 20 mai, les livres de la cinquième partie (Jean Valjean).

La première partie était publiée le 3 avril. La seconde et la troisième paraissaient le 15 mai, la quatrième et la cinquième le 30 juin.

En six mois environ, dix volumes avaient été imprimés et mis en vente.

Victor Hugo avait pendant neuf mois, du 16 septembre 1861 au 19 mai 1862, fait la révision des Misérables tout en corrigeant les épreuves, travail considérable, car il remaniait, amendait, complétait des chapitres et en écrivait de nouveaux. Il s’était enfermé pendant ces neuf mois à Hauteville-House, résistant aux appels réitérés de Lacroix qui voulait l’attirer à Bruxelles. Il lui fallait cette