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CHANGEMENT DE GRILLE.

à-tête, il faisait de longues explications de tout, puisant dans ce qu’il avait lu, puisant aussi dans ce qu’il avait souffert. Tout en l’écoutant, les yeux de Cosette erraient vaguement.

Cet homme simple suffisait à la pensée de Cosette, de même que ce jardin sauvage à ses jeux. Quand elle avait bien poursuivi les papillons, elle arrivait près de lui essoufflée et disait : Ah ! comme j’ai couru ! Il la baisait au front.

Cosette adorait le bonhomme. Elle était toujours sur ses talons. Là où était Jean Valjean était le bien-être. Comme Jean Valjean n’habitait ni le pavillon, ni le jardin, elle se plaisait mieux dans l’arrière-cour pavée que dans l’enclos plein de fleurs, et dans la petite loge meublée de chaises de paille que dans le grand salon tendu de tapisseries où s’adossaient des fauteuils capitonnés. Jean Valjean lui disait quelquefois en souriant du bonheur d’être importuné : — Mais va-t’en chez toi ! laisse-moi donc un peu seul !

Elle lui faisait de ces charmantes gronderies tendres qui ont tant de grâce remontant de la fille au père.

— Père, j’ai très froid chez vous ; pourquoi ne mettez-vous pas ici un tapis et un poêle ?

— Chère enfant, il y a tant de gens qui valent mieux que moi et qui n’ont même pas un toit sur leur tête.

— Alors pourquoi y a-t-il du feu chez moi et tout ce qu’il faut ?

— Parce que tu es une femme et un enfant.

— Bah ! les hommes doivent donc avoir froid et être mal ?

— Certains hommes.

— C’est bon, je viendrai si souvent ici que vous serez bien obligé d’y faire du feu.

Elle lui disait encore :

— Père, pourquoi mangez-vous du vilain pain comme cela ?

— Parce que, ma fille.

— Eh bien, si vous en mangez, j’en mangerai.

Alors, pour que Cosette ne mangeât pas de pain noir, Jean Valjean mangeait du pain blanc.

Cosette ne se rappelait que confusément son enfance. Elle priait matin et soir pour sa mère qu’elle n’avait pas connue. Les Thénardier lui étaient restés comme deux figures hideuses à l’état de rêve. Elle se rappelait qu’elle avait été « un jour, la nuit » chercher de l’eau dans un bois. Elle croyait que c’était très loin de Paris. Il lui semblait qu’elle avait commencé à vivre dans un abîme et que c’était Jean Valjean qui l’en avait tirée. Son enfance lui faisait l’effet d’un temps où il n’y avait autour d’elle que des mille-pieds, des