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LES MISÉRABLES. — L’IDYLLE RUE PLUMET.

— Que je suis stupide ! pensa Jean Valjean. Elle ne l’avait pas encore remarqué. C’est moi qui le lui montre.

Ô simplicité des vieux ! profondeur des enfants !

C’est encore une loi de ces fraîches années de souffrance et de souci, de ces vives luttes du premier amour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne se laisse prendre à aucun piège, le jeune homme tombe dans tous. Jean Valjean avait commencé contre Marius une sourde guerre que Marius, avec la bêtise sublime de sa passion et de son âge, ne devina point. Jean Valjean lui tendit une foule d’embûches ; il changea d’heures, il changea de banc, il oublia son mouchoir, il vint seul au Luxembourg ; Marius donna tête baissée dans tous les panneaux ; et à tous ces points d’interrogation plantés sur sa route par Jean Valjean, il répondit ingénument oui. Cependant Cosette restait murée dans son insouciance apparente et dans sa tranquillité imperturbable, si bien que Jean Valjean arriva à cette conclusion : Ce dadais est amoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait seulement pas qu’il existe.

Il n’en avait pas moins dans le cœur un tremblement douloureux. La minute où Cosette aimerait pouvait sonner d’un instant à l’autre. Tout ne commence-t-il pas par l’indifférence ?

Une seule fois Cosette fit une faute et l’effraya. Il se levait du banc pour partir après trois heures de station, elle dit : — Déjà !

Jean Valjean n’avait pas discontinué les promenades au Luxembourg, ne voulant rien faire de singulier et par-dessus tout redoutant de donner l’éveil à Cosette ; mais pendant ces heures si douces pour les deux amoureux, tandis que Cosette envoyait son sourire à Marius enivré qui ne s’apercevait que de cela et maintenant ne voyait plus rien dans ce monde qu’un radieux visage adoré, Jean Valjean fixait sur Marius des yeux étincelants et terribles. Lui qui avait fini par ne plus se croire capable d’un sentiment malveillant, il y avait des instants où, quand Marius était là, il croyait redevenir sauvage et féroce, et il sentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune homme ces vieilles profondeurs de son âme où il y avait eu jadis tant de colère. Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratères inconnus.

Quoi ! il était là, cet être ! que venait-il faire ? il venait tourner, flairer, examiner, essayer ! il venait dire : hein ? pourquoi pas ? il venait rôder autour de sa vie, à lui Jean Valjean ! rôder autour de son bonheur, pour le prendre et l’emporter !

Jean Valjean ajoutait : — Oui, c’est cela ! que vient-il chercher ? une aventure ! que veut-il ? une amourette ! Une amourette ! et moi ! Quoi ! j’aurai été d’abord le plus misérable des hommes, et puis le plus malheureux, j’aurai fait soixante ans de la vie sur les genoux, j’aurai souffert tout ce qu’on peut souffrir, j’aurai vieilli sans avoir été jeune, j’aurai vécu sans