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LA CHARYBDE DU FAUBOURG…

apercevait au loin, au delà du canal, dans la rue qui monte les rampes de Belleville, au point culminant de lamentée, une muraille étrange atteignant au deuxième étage des façades, sorte de trait d’union des maisons de droite aux maisons de gauche, comme si la rue avait replié d’elle-même son plus haut mur pour se fermer brusquement. Ce mur était bâti avec des pavés. Il était droit, correct, froid, perpendiculaire, nivelé à l’équerre, tiré au cordeau, aligné au fil à plomb. Le ciment y manquait sans doute, mais comme à de certains murs romains, sans troubler sa rigide architecture. À sa hauteur on devinait sa profondeur. L’entablement était mathématiquement parallèle au soubassement. On distinguait d’espace en espace, sur sa surface grise, des meurtrières presque invisibles qui ressemblaient à des fils noirs. Ces meurtrières étaient séparées les unes des autres par des intervalles égaux. La rue était déserte à perte de vue. Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées. Au fond se dressait ce barrage qui faisait de la rue un cul-de-sac ; mur immobile et tranquille ; on n’y voyait personne, on n’y entendait rien ; pas un cri, pas un bruit, pas un souffle. Un sépulcre.

L’éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible.

C’était la barricade du faubourg du Temple.

Dès qu’on arrivait sur le terrain et qu’on l’apercevait, il était impossible, même aux plus hardis, de ne pas devenir pensif devant cette apparition mystérieuse. C’était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. Il y avait là de la science et des ténèbres. On sentait que le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre. On regardait cela et l’on parlait bas.

De temps en temps, si quelqu’un, soldat, officier ou représentant du peuple, se hasardait à traverser la chaussée solitaire, on entendait un sifflement aigu et faible, et le passant tombait blessé ou mort, ou, s’il échappait, on voyait s’enfoncer dans quelque volet fermé, dans un entre-deux de moellons, dans le plâtre d’un mur, une balle. Quelquefois un biscayen. Car les hommes de la barricade s’étaient fait de deux tronçons de tuyaux de fonte du gaz bouchés à un bout avec de l’étoupe et de la terre à poêle, deux petits canons. Pas de dépense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Il y avait quelques cadavres çà et là, et des flaques de sang sur les pavés. Je me souviens d’un papillon blanc qui allait et venait dans la rue. L’été n’abdique pas.

Aux environs, le dessous des portes cochères était encombré de blessés.

On se sentait là visé par quelqu’un qu’on ne voyait point, et l’on comprenait que toute la longueur de la rue était couchée en joue.

Massés derrière l’espèce de dos d’âne que fait à l’entrée du faubourg du Temple le pont cintré du canal, les soldats de la colonne d’attaque obser-