Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VI.djvu/28

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
14
LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Au-dessus de cet effrayant nid d’ombre, les étages des maisons muettes s’ébauchaient lividement ; tout en haut les cheminées blêmissaient. Le ciel avait cette charmante nuance indécise qui est peut-être le blanc et peut-être le bleu. Des oiseaux y volaient avec des cris de bonheur. La haute maison qui faisait le fond de la barricade, étant tournée vers le levant, avait sur son toit un reflet rose. À la lucarne du troisième étage, le vent du matin agitait les cheveux gris sur la tête de l’homme mort.

— Je suis charmé qu’on ait éteint la torche, disait Courfeyrac à Feuilly. Cette torche effarée au vent m’ennuyait. Elle avait l’air d’avoir peur. La lumière des torches ressemble à la sagesse des lâches ; elle éclaire mal, parce qu’elle tremble.

L’aube éveille les esprits comme les oiseaux ; tous causaient.

Joly, voyant un chat rôder sur une gouttière, en extrayait la philosophie.

— Qu’est-ce que le chat ? s’écriait-il. C’est un correctif. Le bon Dieu, ayant fait la souris, a dit : Tiens, j’ai fait une bêtise. Et il a fait le chat. Le chat, c’est l’erratum de la souris. La souris, plus le chat, c’est l’épreuve revue et corrigée de la création.

Combeferre, entouré d’étudiants et d’ouvriers, parlait des morts, de Jean Prouvaire, de Bahorel, de Mabeuf, et même du Cabuc, et de la tristesse sévère d’Enjolras. Il disait :

— Harmodius et Aristogiton, Brutus, Chéréas, Stephanus, Cromwell, Charlotte Corday, Sand, tous ont eu, après le coup, leur moment d’angoisse. Notre cœur est si frémissant et la vie humaine est un tel mystère que, même dans un meurtre civique, même dans un meurtre libérateur, s’il y en a, le remords d’avoir frappé un homme dépasse la joie d’avoir servi le genre humain.

Et, ce sont là les méandres de la parole échangée, une minute après, par une transition venue des vers de Jean Prouvaire, Combeferre comparait entre eux les traducteurs des Géorgiques, Raux à Cournand, Cournand à Delille, indiquant les quelques passages traduits par Malfilâtre, particulièrement les prodiges de la mort de César ; et par ce mot. César, la causerie revenait à Brutus.

— César, disait Combeferre, est tombé justement. Cicéron a été sévère pour César, et il a eu raison. Cette sévérité-là n’est point la diatribe. Quand Zoïle insulte Homère, quand Mævius insulte Virgile, quand Visé insulte Molière, quand Pope insulte Shakespeare, quand Fréron insulte Voltaire, c’est une vieille loi d’envie et de haine qui s’exécute ; les génies attirent l’injure, les grands hommes sont toujours plus ou moins aboyés. Mais Zoïle et Cicéron, c’est deux. Cicéron est un justicier par la pensée de même que Brutus est un justicier par l’épée. Je blâme, quant à moi, cette dernière